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provinces de l’Italie, avait pour souverains une dynastie de parvenus, des soldats mercenaires, des condottieri dans toute la force du terme. Le fondateur de la grandeur de sa maison, François Sforza, fils d’un simple paysan improvisé général, avait épousé la fille naturelle du dernier Visconti et établi, moitié par les armes, moitié par la diplomatie, sa domination sur le Milanais tout entier. A François avait succédé son fils Galéas-Marie, un monstre de débauche et de cruauté ; puis, après l’assassinat de celui-ci, la couronne ducale était devenue le partage de son fils, encore entant, Jean-Galéas. Profitant de la faiblesse de son neveu, Ludovic le More, le frère de Galéas-Marie, avait saisi d’une main plus souple que ferme les rênes du pouvoir; il régnait en réalité sous le nom de son neveu, dont il finit par se défaire par le poison.

Arrêtons-nous devant cette figure si justement célèbre par ses crimes et par son goût, devant ce tyran aussi perfide que lâche, devant cet amateur délicat, passionné, qui, parmi tant de Mécènes illustres, n’a compté pour rival que le seul Laurent de Médicis, c’est-à-dire la plus haute personnification de la libéralité et de la clairvoyance. Et encore Laurent le Magnifique n’a-t-il pas eu la gloire d’attacher à son service un Bramante et un Léonard de Vinci!

Né en 1451, Ludovic, le quatrième fils de François Sforza, brilla de bonne heure par les qualités du corps et de l’esprit. Une éducation des plus soignées ajouta encore à ses dons naturels : il se familiarisa rapidement avec les humanités, apprit à lire et à écrire couramment le latin ; la sûreté de sa mémoire le signalait à l’admiration de ses précepteurs non moins que la facilité de son élocution. Au physique, c’était un homme de haute stature, aux traits excessivement accentués, comme chez les Orientaux, avec le nez plus qu’aquilin, le menton un peu bas, l’ensemble de la physionomie d’une mobilité excessive ; on remarquait surtout son teint olivâtre : il lui valut le surnom de More, et, loin d’en rougir, Ludovic en lira vanité, au point d’adopter pour emblème un mûrier (en italien : moro).

Ludovic avait du sang des Visconti dans les veines (sa mère était fille naturelle du dernier représentant de cette dynastie fameuse) : il tenait de son aïeul Philippe-Marie à la fois l’astuce et la lâcheté, une astuce à vues courtes, qui tourna finalement contre lui. Personne n’avait l’humeur plus indécise; homme de cabinet, non d’action, il lissait laborieusement de fines toiles d’araignée au travers desquelles le premier bourdon venu devait passer sans difficulté. Sa conduite ne fut qu’une longue série de contradictions : choisissant pour beau-père à son neveu, qu’il voulait détrôner, un souverain aussi puissant que le roi de Naples ; appelant