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les Français en Italie, puis remuant ciel et terre pour les expulser; refusant, plein de présomption, l’offre que lui avait faite Louis XII de lui laisser, sa vie durant, moyennant un tribut considérable, le gouvernement du Milanais; puis, un instant après, abandonnant lâchement ses états; bref, déployant une activité inépuisable pour inventer des ruses dont il était à tout instant la première victime. Du moins, à travers ses trahisons sans fin, perce un trait tout moderne et dont il faut lui savoir gré : il avait au suprême degré l’horreur du sang, mérite d’autant plus grand que l’exemple de son frère Galéas-Marie eût pu l’habituer à frapper par la terreur, au lieu de régner par l’astuce. Ayant découvert un complot dirigé contre sa vie, il se contenta, après l’exécution du principal coupable, de condamner l’autre à une prison perpétuelle, avec cette clause que chaque année, le jour de la fête de saint Ambroise, il recevrait deux coups de corde. Que nous voilà loin des horribles traditions chères aux Visconti!

D’humeur inquiète comme il l’était, d’une ambition insatiable, le More profita de la première occasion venue pour tenter la fortune : son frère Galéas-Marie venait à peine de tomber sous le coup des conspirateurs, en 1476, qu’il ourdit trames sur trames contre la régente, sa belle-sœur. Bonne de Savoie. Exilé pendant plusieurs années, il finit, en 1479, par revenir en triomphateur, s’empara de la tutelle de son neveu, et, jusqu’à la mort de celui-ci, en 1494, exerça une autorité despotique sous le titre de duc de Bari et de régent du duché. Mais la régence ne suffisait pas à l’ambition de Ludovic; le titre même de duc de Milan ne pouvait assouvir ses ardentes convoitises : il rêvait un royaume d’Insubrie et de Ligurie, dont il eût été le souverain[1]. Un instant, en 1494-1495, l’expédition de Charles VIII troubla le cours de tant de prospérités. Mais l’orage passa sur le duché de Milan sans laisser de traces : les rayons du soleil ne tardèrent pas à dissiper ce nuage menaçant, et ce soleil levant, vers lequel se tournaient tous les souverains de l’Italie, c’était Ludovic, l’habile promoteur de la campagne qui avait abouti à la bataille de Fornoue ; plus puissant, plus glorieux que jamais, il se voyait le vrai arbitre de l’Italie.

Alors même que le prince milanais n’aurait pas eu, par instinct et par éducation, le culte des jouissances de l’esprit, la raison d’état lui en aurait fait une loi. L’exemple des Médicis lui avait appris que, pour gagner les suffrages de ses concitoyens, il devait, avant tout, faire appel à leur goût et à leur gloriole. Vis-à-vis d’épicuriens tels que les Italiens, — des épicuriens dans l’acception

  1. H.-François Delaborde, l’Expédition de Charles VIII en Italie, p. 217.