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avec les autres états de l’Italie les délivra de leur incommode allié de la veille, le faible et présomptueux Charles VIII. Mais laissons là l’histoire politique, pour en revenir, et bien vite, à notre objectif, l’histoire des lettres et des arts. Nul doute que Béatrix, élevée dans la tradition de la maison de Ferrare, celle des dynasties de l’Italie qui savait le mieux raisonner ses libéralités, nul doute, dis-je, que Béatrix n’apprît à son époux à apporter plus de méthode dans ses entreprises et à procéder avec plus d’esprit de suite.

De temps en temps, les visites de la sœur de Béatrix, Isabelle d’Este, marquise de Mantoue[1], la plus charmante et séduisante, sans contredit, des femmes de la seconde renaissance, venaient jeter un peu de vie et de flamme au milieu de ces froids calculs. Avec sa passion pour le beau et la supériorité de son intelligence, Isabelle ne tarda pas à distinguer Léonard de Vinci : il ne tint pas à elle que ce souverain maître de l’art ne prît, à Mantoue, la place d’Andréa Mantegna, alors au terme de sa longue et glorieuse carrière. Du moins la marquise obtint-elle de lui (et que d’instances il lui en coûta !) quelques compositions, entre autres son portrait, un carton que M. Charles Yriarte a eu le mérite de retrouver au Musée du Louvre.

Un troisième représentant de la maison d’Este, le cardinal Hippolyte (né en 1470, mort en 1520), le frère de Béatrix et d’Isabelle, vint s’établir à Milan l’année même de la mort de Béatrix, en 1497. C’était un de ces grands seigneurs qui n’avaient eu que la peine de naître : en 1487, à peine âgé de dix-sept ans, la protection de sa tante, Béatrix d’Aragon, l’épouse de Mathias Corvin, l’avait fait nommer archevêque de la richissime métropole de Gran ou Strigonie, en Hongrie. En 1497, il quitta ce siège pour s’asseoir sur le trône de saint Ambroise, à Milan. Son goût pour les lettres (ce fut à son intention que l’Arioste composa le Roland furieux) le cédait à peine à ses talens militaires (en 1500, il infligea à la flotte des Vénitiens un véritable désastre). Son goût pour l’art n’était pas moins vif : comme ses sœurs, il ambitionna de conquérir quelque page de Léonard. Malheureusement, une violence de caractère qui dépassait toutes les bornes ternit les brillantes qualités de l’archevêque milanais : ayant appris qu’un de ses frères naturels l’avait supplanté dans les faveurs d’une suivante de Lucrèce Borgia, il fit arracher les yeux à son rival. L’Arioste, dans une des strophes du Roland (chant XLVI, str. XVCI), nous montre le cardinal Hippolyte

  1. MM. Alessandro Luzio et Rodolfo Renier viennent de consacrer une étude du plus vif intérêt aux relations d’Isabelle avec la cour de Milan : Delle Relasioni di Isabella d’Este Gonzaga con Ludovico e Béatrice Sforza. Milan, 1890.