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unionisme ? Compromettre un ouvrier aux yeux de ses camarades, l’empêcher de gagner sa vie, le représenter aux yeux de tous comme un paria qu’on renvoie et qu’on chasse, simplement parce qu’il exprime le désir de rester libre, c’est là un procédé bien étrange, bien inhumain. À cet égard, la dernière grève de Southampton a mis en relief des faits profondément regrettables. Récemment, à Liverpool, l’Union des marins et des chauffeurs adressait aux officiers d’un vapeur deux lettres d’intimidation qui ont été produites devant une cour de police. Le bureau de ces sociétés déclarait au capitaine du bâtiment qu’il avait appris avec surprise que des individus n’appartenant pas à la corporation étaient employés à bord ; si ce scandale continuait, on prendrait les mesures nécessaires pour arrêter les opérations de chargement. Les dockers de la capitale vont plus loin encore ; non contens de n’admettre au quai que des affiliés, ils aspirent à bâtir, à leur profit, une chapelle d’un genre nouveau dont la porte ne s’ouvrirait même plus aux égarés que le repentir aurait touchés. Travailleurs harassés, qui avez erré pendant des heures entières dans les rues, dont la femme et les enfans meurent de faim : allons, faites pénitence, recevez avec respect les insignes de l’Union et suppliez vos frères de vous laisser pénétrer dans le sanctuaire ! On vous répondra qu’il n’est plus temps, que l’association est fermée, que les salaires, les augmentations possibles, les bénéfices du métier, le pain quotidien, sont l’apanage de quelques privilégiés. N’objectez pas que d’aussi incroyables fantaisies sont directement opposées à l’intérêt professionnel bien compris, que les ouvriers inoccupés grossissant en nombre, l’échelle des prix baissera partout, suivant l’éternelle loi de l’offre et de la demande ; vous ne serez pas écoutés, et, si une âme compatissante ne prend pas en pitié vos souffrances, vous n’aurez plus qu’à vous diriger lentement vers le workhouse, refuge suprême des désespérés.

Au cours du mémorable congrès de 1890, on a bien souvent invoqué la fraternité ; on en a parlé à tout propos, on s’en est servi comme d’un argument irrésistible pour prêcher l’union et la concorde. On n’avait oublié qu’une chose, c’est que la véritable fraternité n’est ni jalouse ni haineuse, et que, loin de distinguer entre les hommes, elle ouvre généreusement ses bras à tous dans un même sentiment de confiance et d’amour.

Julien Decrais.