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craint, — dans le rôle du clown, — d’ajouter un peu de son cru, le mot à arrangement ne veut rien dire, ou il veut dire tout cela. Et nous le constatons, tout simplement, mais nous ne nous plaignons point. Nous ne nous plaignons pas non plus que sa traduction ne nous rende point toujours toute la poésie de l’original. Qui jamais y réussira? Sauf en quelques endroits, où le désir de faire s’éclater d’un gros rire les bateliers de la Tamise l’abaisse au niveau de nos auteurs de la foire, Shakspeare, même quand il fait des pointes, n’en a pas moins toujours je ne sais quoi de particulièrement pénétrant, d’inimitable, et d’intraduisible. Le doit-il à son temps, peut-être, où, pour s’envelopper d euphuisme, la passion n’en était que presque plus sincère, plus ardente, plus violente? ou ne le doit-il qu’à son génie? Mais il y a là quelque chose de son œuvre qu’on ne transposera jamais, dans aucune langue ni dans aucun temps ; et M. George Lefèvre n’est pas très critiquable de n’y avoir pas réussi. Sachons-lui gré plutôt, en suivant son modèle de plus près qu’aucun de ses prédécesseurs, d’avoir eu l’art et la chance, en somme, de nous aider à mieux comprendre et à mieux goûter Roméo et Juliette.

C’est une curieuse histoire que celle de Roméo et Juliette; et après tant de critiques, tant de commentateurs, si nous osions y revenir, nous aimerions à y montrer par combien de mains, et de métamorphoses, et d’incarnations, il faut qu’un sujet passe et se développe, avant de revêtir la forme d’un chef-d’œuvre. Non ! en vérité, rien ne naît, mais tout devient, comme disent les philosophes; et, de vouloir qu’un auteur dramatique soit l’inventeur de ses sujets, ne se pourrait-il pas que ce fût le condamner à la médiocrité? Luigi da Porto a raconté le premier la douloureuse aventure des amans de Vérone. Quelques années plus tard, Mateo Bandello, cet évêque d’Agen qui aimait à conter de si singulières histoires et qui les contait si bien, s’empare du sujet, qu’il fait profiter, si l’on peut ainsi dire, de sa réputation de conteur. A son tour, un de nos compatriotes, Pierre Boaistuau, — saisissons l’occasion d’écrire une fois correctement son nom, que l’on estropie toujours, — refait le récit de Bandello ; y ajoute des personnages, notamment la nourrice, et cet apothicaire, dont Shakspeare tirera le parti que l’on sait; en modifie le dénoûment. C’est lui qui a imaginé de faire mourir Roméo avant le réveil de Juliette, et de supprimer ainsi le duo mélodramatique de la dernière heure. Un Anglais vient ensuite, ou plutôt deux Anglais, qu’il est inutile de nommer, puisqu’ils ne semblent l’un et l’autre avoir fait œuvre que de traducteurs. Et c’est alors seulement qu’apparaît enfin Shakspeare, qui ne s’avise que de deux choses : il donne à l’amour de Juliette et de Roméo ce caractère de fatalité qui, des régions moyennes de la galanterie, fait passer le drame dans celles de la passion pure, et il développe,