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grand liseur, jouait de la flûte, écrivait bien le français ; il aimait à parler et à disserter. De son siècle, de ce siècle où Frédéric-Guillaume était un étranger et un revenant, il avait la morale libre, l’irréligion, la « sensibilité ; » avec cela, une pointe de paradoxe. Fataliste et ambitieux, il se croyait appelé à une destinée très haute. Il était fils d’un général, petit-fils d’un maréchal et ami du prince royal ; cette amitié lui ouvrait l’avenir. Il avait pour le prince ce sentiment de respect tendre, et d’affection à la fois mystique et intéressée, que les héritiers des couronnes inspirent à ceux qu’ils désignent pour être les serviteurs de leur choix. Il goûtait la grâce du prince royal, le charme de son esprit et de sa personne. Les malheurs de Frédéric l’émouvaient ; il était touché de l’infortune de Wilhelmine, cette sœur chérie de Frédéric, à qui le roi faisait aussi la vie dure. Il avait copié un portrait de la princesse, dont il aurait été, si elle l’avait permis, le très humble serviteur et chevalier. Au prince royal, il n’avait rien à refuser, pas même le péril de sa vie.

Les deux amis se trouvèrent ensemble, au mois de juin, au camp de Mühlberg, où le roi de Prusse s’était rendu sur l’invitation de l’électeur de Saxe, roi de Pologne, pour assister à une de ces fêtes militaires et pantagruéliques, à une de ces débauches de royauté en liesse, que le roi Auguste proposait à l’étonnement du monde. Là, devant l’Allemagne assemblée, sous les yeux des ministres de toutes les cours d’Europe, Frédéric sentit plus vivement que jamais l’humiliation de sa vie ; les honneurs qui étaient rendus à sa qualité de prince contrastaient avec sa misère d’enfant haï, insulté et battu. Dans des entretiens secrets, qu’il dérobait aux surveillans et aux espions dont son père l’entourait, il fit part à Katte de sa résolution de s’évader. Katte, effrayé d’une si prompte exécution, fit des remontrances au prince, mais celui-ci ne voulait rien entendre. Il demanda un jour au comte Hoym, ministre de l’électeur de Saxe, des chevaux de poste pour deux jeunes officiers qui voulaient faire incognito un voyage à Leipzig. La ruse était naïve, car tout le monde avait le pressentiment des projets du prince royal. Hoym entendit bien ce que signifiait cet incognito et refusa les chevaux. Katte lui-même l’avait prié de faire des difficultés. Pourtant, il se pliait au désir du prince, auquel il procura une carte de la route entre Leipzig et Francfort-sur-le-Mein, achetée dans un bureau de poste. Ces menées ne passèrent pas inaperçues. Le colonel Rochow, le gardien du prince, le témoin quotidien de ses souffrances et de sa colère, eut des soupçons dont il fit part au lieutenant, qui nia toute intention mauvaise. Frédéric se décida enfin à retarder l’exécution de son projet et à la préparer.