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le désordre où ils étaient, et, parmi eux, le catalogue même que Frédéric en avait dressé.

En même temps, l’ancien précepteur Duhan était exilé à Memel ; les serviteurs du prince étaient congédiés ; ses voitures et ses chevaux étaient vendus. Le régiment dont il était colonel depuis trois ans était donné à son frère Guillaume. On eût dit que la succession du prince royal était ouverte.

Tous ceux qui approchaient le roi redoutaient qu’elle ne le fût en effet. Le ministre de Hollande, Ginckel, qui était en grand crédit auprès de lui, l’a observé pendant la crise. Un jour, au commencement de septembre, il est à la parade auprès du roi, qu’il revoyait pour la première fois depuis l’événement. Le roi lui dit d’abord des choses indifférentes, puis, tout à coup, avec la fureur allumée dans les yeux : « Vous savez ce qui se passe, » et, dans un flot de malédictions et de jurons, il nomme les complices du prince, la France, l’Angleterre et Guy Dickens. Il invite Ginckel à revenir le soir pour lui en dire davantage. Les choses que le Hollandais a entendues ce soir-là, à la tabagie, il n’ose pas les redire. Il n’aurait pas cru qu’il fût « possible à un humain de former des desseins aussi exécrables, aussi impies, » que ceux dont il a eu la confidence : « Si le roi de Prusse persiste dans ses sentimens, ce qu’il finit espérer que Dieu ne permettra pas, nous verrons les scènes les plus impies et les plus sanglantes qui se soient passées depuis le commencement du monde. » Cette nuit-là, Ginckel n’a pu dormir, poursuivi par la vision du roi proférant contre toute sa famille les plus épouvantables menaces, le regard en désordre, et la bouche bavant l’écume. Frédéric-Guillaume croyait plus que jamais qu’un grand complot avait été organisé contre sa vie.

Pendant tout le mois de septembre, sa colère monte. Il passe des nuits horribles, tourmenté par des fantômes. Puis il paraît s’adoucir un peu, à mesure que l’instruction prouve, malgré qu’il en ait, l’exagération de ses soupçons ; mais cela même l’exaspère aussi. A la fin d’octobre, dans une séance de la tabagie, il avait accompagné des plus grosses injures le nom de son fils. Ginckel essaya d’intervenir : « Le prince, dit-il, a fait un coup de jeunesse ; il est toujours le fils et le sang de Votre Majesté. » — « Pour le sang, répondit le roi… » Mais il était si furieux qu’il ne pouvait parler ; il montra du doigt son bras, comme pour dire que ce sang, il fallait le tirer.

Frédéric-Guillaume ne croyait avoir rien à se reprocher. « Que Dieu épargne à tous les honnêtes gens, écrivait-il au prince d’Anhalt, les enfans dénaturés ! C’est un grand chagrin. Pourtant, j’ai devant Dieu et devant le monde une conscience pure. Avertissemens, châtimens, bonté, grâce, j’ai tout essayé : rien n’y a fait. » De la