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province, qui vient les remplacer comme gouverneur. On attendait les débuts, sur ce nouveau théâtre, d’un candidat que personne ne connaissait. Ils ne furent pas heureux ; il se montra aussi effacé dans le monde porteño que dans l’assemblée dont il était membre. Quelqu’un s’étant avisé de l’appeler « l’Insignifiant, » l’épithète lui resta. Il ne devait pas tarder à montrer que l’insignifiance n’était que le moindre de ses défauts.

Son concurrent, ancien gouverneur de la province de Buenos-Ayres et sénateur aussi, était un homme de sérieuse valeur, le docteur don Dardo Rocha. Politique habile, orateur de premier ordre, il venait de révéler de hautes qualités d’administrateur dans la réorganisation de sa province, la fondation de sa nouvelle capitale et la création du port de la Plata[1]. Il avait bruyamment rompu avec le général Roca, lorsque la malencontreuse candidature de son beau-frère avait montré le bout de l’oreille. Buenos-Ayres et le parti libéral lui avaient d’abord gardé rancune de son rôle en 1880 ; mais entre lui et le docteur Juarez Celman, il n’y avait pas à hésiter. Avec le docteur Rocha, on aurait au moins à la présidence un homme d’État sachant son métier. Les démonstrations populaires en sa faveur furent imposantes comme manifestation d’opinion ; mais l’opinion et rien, en ce temps-là, c’était la même chose au point de vue des résultats du vote.

Voilà donc M. Juarez Celman au pouvoir. Le général Roca, satisfait de son œuvre, ne tarda pas à partir pour l’Europe. S’il ne voulait pas faire sentir avant le temps sa tutelle au nouvel élu, il avait au préalable mis tous ses soins à établir sur des bases solides la prééminence qu’il entendait bien conserver. Comme on place des garnisons aux points stratégiques pour dominer un pays, il avait installé aux bons endroits des gouverneurs tout à lui, de manière à rester l’arbitre des futures luttes de scrutin. Il n’eut pas plus tôt le dos tourné que ce bel édifice électoral fut détruit de fond en comble.

On commença par Tucuman, sa ville natale. Le gouverneur se réveilla, un beau matin, au bruit des coups de fusil. Il avait éclaté une soi-disant révolution populaire. Les colonnes d’attaque étaient formées en partie de soldats de ligne de la garnison de Cordoba, déguisés en ouvriers pour la circonstance et manœuvrant au clairon, en partie de terrassiers et d’hommes d’équipe du chemin de fer Central-Norte, qui appartenait au gouvernement national. On les avait ramassés pour ce service sur toute la ligne et transportés sur le lieu de l’action dans des trains spéciaux. Le chef du

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1886.