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Carlos Pellegrini. Par une singularité qui montre au vif de quels élémens divers va se formant la vivace nationalité des pays d’immigration, le nouveau président de la République Argentine est fils d’un Savoisien et d’une Anglaise. Il n’en est pas moins Argentin des pieds à la tête. Il a fait preuve, dans sa courte et brillante carrière, de facultés politiques de bon aloi. Ministre de la guerre en 1880, il mena très vigoureusement, bien qu’avocat et porteño, la campagne contre Buenos-Ayres. C’est surtout à lui que le général Roca, qui se tenait éloigné du théâtre de l’action, fut redevable de la promptitude du dénoûment, ce qui n’empêcha pas que, sous son administration, le docteur Pellegrini se tint à l’écart, voyagea en Europe. On vint l’y relancer pour le charger de la négociation d’un emprunt ; il s’en tira à son honneur, et on lui en sut gré cette fois, les services financiers ayant entre tous pour effet d’incliner à la gratitude. Il se trouva donc, au moment de la lutte électorale, être à peu près le seul porteño de mérite bien vu du gouvernement. On en fit un vice-président. Il parut alors peu compromettant de donner à Buenos-Ayres cette fiche de consolation. La vice-présidence est, en temps normal, un poste simplement décoratif. Le docteur Pellegrini l’entendit ainsi, ne se mêla point de politique, et repartit pour l’Europe aussitôt qu’il put. Il en arrivait à peine quand les affaires du docteur Juarez se gâtèrent tout à fait. Sans se départir de la correction de sa situation officielle, il mit une certaine fermeté à lui faire entendre de sages avis. Il eût évité la révolution, si on l’eût écouté ; il mit à tâcher de la réprimer d’abord et de la canaliser ensuite beaucoup de décision. On aimait à compter sur un homme qui n’avait jamais ni exagéré ni éludé les devoirs du poste qu’il remplissait.

La composition du cabinet semblait aussi répondre aux exigences pratiques d’une période ambiguë. Les ministres des affaires étrangères et de la justice, les docteurs don Eduardo Costa et don José-Maria Gutierrez, étaient des hommes de grand talent et des libéraux irréprochables, la fine fleur de l’ancien parti mitriste. Le ministre de la guerre, le général Levalle, était celui même du docteur Juarez au moment de la révolution. Vaillant soldat, pas grand’chose de plus, estimé de l’armée pour sa bravoure, on le supposait mieux en situation que personne de rétablir dans la grande famille militaire, si profondément divisée, l’esprit de solidarité et de discipline. Il s’en est du reste tout d’abord assez mal tiré, et dans le courant d’octobre, pour mener à bien cette tâche délicate, a sollicité la collaboration d’un vieux soldat en qui toute l’armée a confiance, le général don Emilio Mitre, frère de l’ancien président et commandant en chef, après lui, des troupes du