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lui succède dans ses biens. Gourville et le Chat-Botté avaient les mêmes notions vagues sur le tien et le mien, le juste et l’injuste, et, en général, sur toutes les choses de la morale. L’un et l’autre finirent leurs jours dans la paix de la conscience et dans la prospérité due aux gens de bien. Le chat « devint grand seigneur et ne courut plus après les souris que pour se divertir. » Gourville fut admis à la partie de Louis XIV et vécut innocemment dans sa belle maison de Saint-Maur, recherché de la meilleure compagnie. Le peuple les eut tous deux en grande considération et ne fut point choqué de ce qu’ils auraient mérité d’être pendus. Le peuple sait qu’il est très difficile aux saints de faire leur chemin en ce monde, surtout aux saints en sabots ou souquenilles, et il fait volontiers un peu de crédit à leur conscience. Il admet qu’une conscience très grande dame est un luxe qui ne peut venir qu’à son heure, comme les autres luxes du parvenu.

Le Petit-Poucet est aussi un de ces parvenus qui montèrent à l’assaut des places sous Louis XIV, encouragés par le roi, et envahirent jusqu’aux charges de cour, à la grande indignation de Saint-Simon. A peine enrichi, il s’occupe de décrasser toute sa famille : — « Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères ; et, par là, il les établit tous et fit parfaitement bien sa cour en même temps. » — L’histoire ne dit pas ce qu’il fit pour lui-même, mais il est à croire qu’il ne s’oublia point. Petit-Poucet a du finir dans la peau d’un fermier général, peut-être d’un intendant de province. Il a marié sa fille à quelque marquis ruiné, et ses petits-fils ont eu le cordon bleu.

Il avait passé par des momens cruels. Il était nain, souffreteux, ne disait mot, ce qui lui donnait l’air idiot, et alors chacun le maltraitait : il « était le souffre-douleurs de la maison. » Le Petit-Poucet du conte de Perrault est né en Occident, au temps où notre monde était très dur pour les êtres difformes, et infirmes de corps ou d’esprit. Le moyen âgé les tenait en suspicion, s’imaginant que le diable s’en était mêlé ; dans les provinces à sorciers, il n’y avait pas sûreté à être trop laid. Il a fallu beaucoup de siècles au christianisme pour l’emporter sur les suggestions de la nature, intéressée à ce que les créatures qu’elle a disgraciées ne soient pas protégées, mais disparaissent au plus vite. La compassion envers ces infortunés est un sentiment moderne, et, si la légende a pris le parti du Petit-Poucet, ce n’est ni par humanité, ni par justice ; c’est que les foules ont toujours trouvé le même plaisir que les enfans :


A voir d’affreux géans très bêtes
Vaincus par des nains pleins d’esprit.