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Ce gênant voisin ne se contentait pas de nous causer mille ennuis ; il amassait des charbons ardens sur notre tête. Il engageait Madani, comme le prouvent des lettres saisies, à nous amuser jusqu’au moment où, avec son aide, il serait en mesure de nous détruire. Il traitait avec le Fouta-Djalon et le Dinguiray pour les soulever contre nous. Il entretenait de secrètes intelligences avec un autre souverain musulman, Samory, dont les états s’étendaient à l’est de nos possessions depuis le sud de Kouroussa jusqu’au nord de Bamako. Nous nous flattions de nous être gagné Samory, nous avions conclu avec lui un traité en bonne forme, nous avions sa parole et sa signature, mais sa signature est toujours écrite avec une encre très blanche et sa parole ne pèse guère plus qu’un grain de mil. Le colonel Archinard intercepta une lettre qu’adressait Ahmadou à ce rival devenu son compère. Cette lettre, qui n’a pas encore été publiée, disait en substance : « C’est Dieu qui t’a donné l’idée de faire alliance avec moi. Tu pourras bientôt attaquer, je vais attaquer. Les blancs veulent chasser tous les indigènes du pays. Il faut les tromper d’abord et dire que tu es leur ami. » Le sultan toucouleur ajoutait ce mot qui, chez les blancs comme chez les noirs, résume toute la politique : « Celui qui ne sait pas tromper son ennemi est indigne de commander. » Samory avait compris, approuvé, et pour témoigner son acquiescement, il envoyait à Ségou comme à Nioro des présens, des captifs, des femmes. Cette dangereuse coalition à laquelle Ahmadou travaillait depuis six ans allait aboutir ; c’était pour mieux machiner son intrigue qu’il était venu s’établir à Nioro. Nous allions être enserrés de toutes parts.

Ajoutons que nos alliés les Bambaras fétichistes commençaient sinon à se détacher de nous, du moins à douter de notre force ou de notre bonne foi. Ils joignent à leurs estimables qualités de graves défauts ; livrés à eux-mêmes, ils sont incapables de s’entendre et de se concerter. Le fanatisme et la passion sont un ciment, et les Toucouleurs sont toujours prêts à s’unir contre nous au premier signal que leur donne leur terrible maître. Les fétiches sont des dieux indifférens et mous qui n’ont jamais fondé de solides alliances entre les peuples et qui semblent dire : « Chacun pour soi ! » Les Bambaras sont en proie aux divisions intérieures, aux zizanies, aux rivalités. Très attachés à leurs foyers et à leur autonomie municipale, la communauté des intérêts est une idée qui les touche peu. Nous avons tenté de les organiser en districts ; ces districts se jalousent les uns les autres, et il y a partout des villages dissidens qui s’insurgent contre les chefs de cantons.

Au surplus, les oscillations de notre politique les avaient déroutés, inquiétés. Nous voyant négocier avec Samory et Ahmadou, ils nous soupçonnaient de vouloir nous arranger avec Mahomet à leurs dépens, et notre influence, notre crédit baissaient rapidement parmi eux. Le