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c’est tout ce qu’il y a de moyens pour persuader aux hommes les choses qui ne se démontrent point. On ne démontre ni la liberté, ni l’immortalité, ni même la morale : on les persuade. On ne prouve pas la nécessité d’obéir, ni celle de vaincre ses passions, ni celle de se sacrifier : mais on y incline les cœurs. C’est ce que ne peuvent tolérer ceux qui, pour eux, ne veulent croire, comme ils disent, qu’à ce qui se prouve. Aussi, sous le nom de rhétorique, — avec un dédain qui ne va pas sans quelque colère, — enveloppent-ils indifféremment tout ce qu’ils craignent qui gêne ou qui contrarie leurs propres convictions. Rhétorique, une Provinciale de Pascal ! Rhétorique, un sermon de Bossuet, sur l’Honneur du monde ou sur la Haine des hommes contre la vérité ! Rhétorique, un Discours de Rousseau, son Contrat social ou sa Profession de foi du vicaire savoyard ! Rhétorique, le Génie du christianisme ou l’Essai sur l’indifférence ! Et, généralement, rhétorique, tout ce qu’ils sentent bien qui va, non pas du tout contre la vérité, — puisqu’elle nous échappe, hélas ! en toutes ces matières, — mais contre les idées ou contre les principes dont ils ont décidé, qu’à défaut d’elle, et parce qu’il faut bien vivre, ils s’accommoderaient. Mais je n’ai pas besoin, quant à moi, d’un plus bel éloge de la rhétorique ; et plus j’y ai songé, plus il m’a semblé qu’en même temps que la raison cachée des attaques si vives qu’on dirige contre elle, c’était là précisément son fort.

Oui ; là où viennent expirer le pouvoir de la logique et celui de la dialectique, là commence le pouvoir de la rhétorique. Où le raisonnement s’égare, et où la raison même gauchit, c’est là qu’elle intervient et qu’elle fonde son empire. Toute une province de l’âme humaine, et non pas la moins vaste, inaccessible, impénétrable aux démonstrations des savans et aux inductions de la métaphysique, elle s’en empare, elle s’y établit, et elle y règne souverainement. « Dites-moi, demandait Cicéron, — tout au début de l’un de ses traités de rhétorique, parmi lesquels il y en a qui valent ses discours, — dites-moi comment les hommes auraient jamais pu se plier à l’observation de la probité et de la justice ; comment ils auraient consenti à incliner leur volonté sous celle de l’un de leurs semblables ; comment on leur aurait persuadé de faire cause commune dans l’intérêt commun ; et, à cet intérêt, de sacrifier au besoin leur vie même, si ce n’était à l’aide et par le moyen de la persuasion, de l’éloquence, et de la rhétorique ? » Et, en effet, probité, charité, justice, vertu, amour de la patrie, tout ce qu’il y a de sentimens qui font le prix de la société des hommes, et que non-seulement l’instinct, toujours égoïste, mais que la raison même, toujours calculatrice, nous déconseille, c’est elle, c’est l’éloquence et c’est la rhétorique qui les rendent sensibles aux cœurs, qui leur prêtent une voix et des gestes, qui les font parler, si je puis