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ainsi dire, aux corps mêmes. Telle est l’origine de leurs « figures, » tel aussi l’objet de leurs « mouvemens ; » telle est l’explication de leur puissance. En matérialisant ce qui ne se voit ni ne se touche, la rhétorique en fait des motifs actuels, ou, pour mieux dire encore, des mobiles d’action. Les « rhéteurs » du seizième siècle ont fait la réforme, et les « rhéteurs » du dix-huitième ont fait la révolution, qui sont peut-être d’assez grandes choses ; — quoi que d’ailleurs on en puisse penser. C’est qu’ils ont agi, comme rhéteurs, au lieu où se prennent les grandes résolutions, et c’est que leur pouvoir est comme inhérent à ce qu’il y a de plus profond dans la nature humaine. Nous ne vivons pas seulement de pain, d’algèbre, et d’exégèse, mais de toute parole qui vient du cœur de nos semblables et qui pénètre jusqu’au nôtre. Si la rhétorique est l’art de faire valoir cette parole, — et c’en est une définition que je ne crois pas qu’on puisse me disputer, — ni la logique ni la dialectique ne prévaudront jamais contre elle ; et, bien loin de s’en plaindre, il me semble qu’il convient plutôt que l’on s’en félicite.

Car il n’importe pas qu’on en puisse faire un mauvais usage. De quoi ne peut-on mésuser ? Corruptio optimi pessima est. Si la rhétorique avait moins de pouvoir pour le bien, elle en aurait moins aussi pour le mal ; et puis la science, qu’on lui oppose, est-elle donc si sûre de n’avoir jamais fait que du bien ? On montrerait aisément qu’elle aurait tort de le croire ; et plus d’un service que nous devons aux savans, l’humanité l’a chèrement payé. Mais ce qui est encore plus certain, c’est qu’une démonstration n’a jamais triomphé d’un sentiment, et que, par suite, s’il y a une mauvaise rhétorique, tout ce que nous pouvons contre elle, c’est de lui en opposer une meilleure. On ne répond, si je puis ainsi dire, à un Discours que par un Discours, on ne répond à un Sermon que par un autre Sermon, — Démosthène contre Eschine, Bossuet contre Calvin, — et, pourquoi n’irais-je pas jusque-là ? on ne répond à une prosopopée que par une ; hypotypose, et à une métonymie que par une synecdoche. Ou, en d’autres termes encore, on ne substitue point dans les cœurs « la vérité » à « l’erreur, » mais une croyance à une autre croyance, « un sentiment à un autre, une volonté plus ferme à une volonté plus molle, et un motif d’agir plus persuasif à un mobile d’action plus lent et plus paresseux. De telle sorte que, proscrire la rhétorique sous le prétexte des maux qu’elle a causés et de l’abus qu’on peut faire de ses exemples ou de ses leçons, je crois, et peut-être voit-on que ce serait tout simplement se désarmer contre elle. Nous avons besoin d’elle contre elle-même. Puisqu’elle répond à une nécessité de la nature humaine, il faut qu’on s’y résigne ; et, si je me suis clairement expliqué, cette nécessité, c’est la plus impérieuse de toutes, — plus impérieuse,