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plaindrai qu’on ait fait quelque chose pour l’histoire littéraire. Il est bon que l’on sache, au sortir du collège, que le vieux Corneille, par exemple, en son Cinna, n’a point voulu flatter Louis XIV sous le nom d’Auguste. On l’ignorait, il n’y a pas longtemps. La rhétorique est une bonne chose, la chronologie en est une autre, et dois-je le dire, elle fait une de mes passions. Mais, puisqu’on parle aujourd’hui beaucoup de la constitution future d’un « enseignement classique français, » il ne paraîtra pas inutile d’exprimer le vœu que la rhétorique y reprenne sa place naturelle, et l’on ne trouvera pas mauvais que j’en donne le principal motif. C’est que notre littérature classique, — et je ne dis pas seulement la prose, je dis aussi la poésie, — est essentiellement oratoire. « La parole qui se prononce, disait Vaugelas dans la Préface de ses Remarques sur la Langue française, est la première en ordre et en dignité, puisque celle qui est écrite n’est que son image, comme l’autre est l’image de la pensée ; » et de Malherbe jusqu’à Buffon au moins, jusqu’à Chateaubriand, jusqu’à Guizot, je ne vois guère que quelques conteurs dont la manière d’écrire ne vérifie pas le principe. Encore sait-on le cas que faisait de l’harmonie de la phrase l’auteur de Madame Bovary. Qu’est-ce à dire, sinon que, pendant deux ou trois cents ans, nos plus grands écrivains se sont non pas vus, mais qu’ils se sont entendus écrire. Voulez-vous voir s’évanouir la plupart des chicanes qu’on fait au style de Molière : ne vous contentez pas de le parcourir des yeux, allez le voir jouer, ou lisez-le vous-même à haute voix. Or comment, sans un peu de rhétorique, pourrait-on interpréter une telle littérature ? et ne perdrait-on pas la moitié du profit que l’on croit en tirer ? Ce serait oublier, comme on dit, d’allumer sa lanterne. Essayez donc d’expliquer Racine, son Andromaque ou son Britannicus, sans insister sur cette ironie qui est un des moyens qu’il aime de nuancer sa pensée, et dont on peut dire qu’il semble avoir voulu épuiser tous les tours ? Ou bien encore essayez de faire sentir ce que les Sermons de Bossuet ont d’unique, sans essayer de faire toucher du doigt ce qu’ils ont de supérieur à ceux de Bourdaloue, et réussissez-y sans le secours de la rhétorique. Sans la rhétorique on peut être assuré que « l’enseignement classique français » dégénérera promptement en un « enseignement de choses, » et ce n’est pas sans doute ce que l’on veut, — ou du moins ce que l’on nous promet. Cette raison seule aurait suffi pour m’engager à prendre la défense de cette dédaignée. J’espère cependant que le lecteur approuvera les autres, et qu’en les joignant toutes ensemble il voudra bien convenir avec nous qu’il est décidément des morts qu’il faut parfois qu’on ressuscite.


F. BRUNETIERE.