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positives manquent absolument, et l’on en profite. Des quelques noms qui passent dans la Comédie et dans le Canzoniere, — presque toujours si mystérieux qu’on ne peut même être sûr qu’ils soient des noms propres, — quelques-uns, comme M. Schefier-Boichorst, évidemment pessimistes et enclins à se méfier de l’espèce humaine, concluent que Dante, en tout cas après la mort de Béatrice, se livra à la luxure. D’autres, comme M. Bergmann, et surtout M. Scartazzini, l’âme plus pure, l’esprit plus croyant, prennent sa défense avec beaucoup d’ardeur. Cependant d’autres encore, comme M. V. Imbriani, interrogent les textes muets, fouillent les documens qui n’existent pas et demeurent convaincus qu’en remuant le néant de ces choses passées, ils ont fait d’excellente critique historique.

De part et d’autre les argumens se valent. M. Scheffer-Boichorst, rencontrant dans le Canzoniere la gracieuse petite ballade : Io mi son Pargoletta bella e mova, en conclut que Dante a aimé une jeune fille à laquelle il a donné le nom de Pargoletta, et il lui suffit de quelques mots pour esquisser un roman qu’aurait eu le poète avec une beauté alpestre. La bella pietra des canzones ne peut être qu’une dame appelée Pietra, et il en est de même de la Gentucca, cette indéchifïrable Gentucca que Benvenuto da Imola, plus naïf encore que M. Scartazzini, expliquait par a race vile, gens ob-scura-j » dont M. Minutoli a tenté d’établir l’état civil en mettant sens dessus dessous les archives de Lucques, et que M. Scheffer-Boichorst invoque comme un suprême témoignage de la coupable frivolité de Dante, marié, père de famille, exilé, et s’oubliant encore, tant la sensualité était puissante en lui, à une liaison criminelle. Criminelle ! Pourquoi ? Francesco da Buti n’a-t-il pas affirmé que Dante aima cette Gentucca « pour la vertu grande et honnête qui était en elle et non pour un autre amour ? » Et M. Scartazzini, beaucoup plus sûr encore de son fait que le vieux commentateur pisan, nous affirme qu’il serait absurde de croire qu’il s’agisse a d’un amour vulgaire, sensuel, coupable, » et que l’amour de Dante pour la Lucquoise fut « sans doute platonique, pur, saint, sans aucune pensée qui n’ait été chaste et honnête. »

Mais ce n’est pas seulement de la pureté des relations de Dante et de Gentucca que M. Scartazzini se porte ainsi garant : il répond de lui en toute occasion, à Florence et dans l’exil, du vivant de Béatrice et après sa mort. Écoutez-le raisonner : il est si convaincu qu’à défaut de preuves matérielles vous serez convaincus peut-être par la robustesse de sa foi ; les détails s’en imposent comme des articles de catéchisme :

« Dante aima-t-il d’autres femmes tant que vécut Béatrice ? —