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nouveau, lui rappela que la beauté est éternelle et l’amour renouvelable. Pour elle, il n’éprouva pas ce sentiment suprême qu’on n’éprouve qu’une fois et que lui avait inspiré la glorieuse inconnue dont le souvenir devait le suivre à jamais, mais un sentiment plus simple, passager, léger, et pourquoi donc exempt de sensualité ? Elle fut le lien qui le rattacha à la vie, et si elle ne remplaça pas Béatrice, elle lui succéda ; elle lui succéda comme la réalité vient après l’idéal, l’amour possible après l’amour de rêve, marquant en quelque sorte dans sa vie l’étape où l’homme jette au loin ses songes d’adolescent, accepte ce que la vie lui offre et s’en contente. Et son sens allégorique correspondrait merveilleusement à ce sens littéral : si Béatrice est la Vérité, l’Absolu, la Théologie, si sa figure élue marque le sommet où tend la pensée de son amant, si c’est elle qui le sauve, lui envoie son premier guide, le conduit à travers les splendeurs du Paradis, — moins glorieux, mais non moindre serait alors le rôle de la donna pietosa : elle serait ce que Dante a voulu qu’elle fût, la philosophie, — ancilla theologiœ, — l’étude inférieure, mais patiente et consolante, qui fut son premier pas hors de la selva oscura et lui ouvrit le chemin des sommets. — Quant aux autres, la Casentine, la Lucquoise, la bella pietra, il faut renoncer à les connaître.

La vie conjugale de Dante n’est guère mieux connue que sa vie amoureuse. A vrai dire, on sait que sa femme, Gemma Donati, appartenait à une famille dont le nom revient à chaque page dans l’histoire de Florence de cette époque : le chef en était ce célèbre et dangereux Corso, qui plus tard dirigea le parti des guelfes noirs et finit si tragiquement ; il avait pour frère ce Forese, qui fut peut-être le compagnon de débauches de Dante pendant ces troubles années 1291-1298, et pour sœur cette Piccarda qu’il força à rompre ses vœux de religieuse et que Dante retrouva plus tard dans le ciel inférieur du Paradis, le ciel de la lune. Mais quand eut lieu ce mariage ? On l’ignore, et l’on en est réduit à le placer entre les années 1291-1298. Et quelle fut sa vie de famille ? On n’en sait pas davantage. Tout ce qu’on a écrit sur cette question se trouve résumé dans une discussion prolongée entre Witte, Scheffer-Boichorst et Scartazzini : les deux premiers épiloguant sur la façon dont Boccace raconte le mariage de Dante et serrant, jusqu’à l’étouffer, le sens de quelques passages de la Comédie, affirment que Dante se remaria sans amour et que ses rapports avec sa femme se refroidirent avec les années. Ils vont plus loin et reprochent à Gemma de n’avoir pas apprécié son mari et d’avoir mal tenu son ménage. M. Scartazzini, toujours prêt à combattre pour la vertu, la morale et le bien, a défendu passionnément la thèse