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reproduire les témoignages concordans des derniers voyageurs. Il en faudrait un autre pour rassembler les peintures effroyables qu’ils font des pays dépeuplés par la traite. Des voix généreuses viennent encore de dénoncer cette honte dans le congrès antiesclavagiste qui se tenait hier à Paris ; elles n’ont rien exagéré, le continent noir est littéralement une boucherie où l’on saigne les troupeaux sans relâche, et cela depuis longtemps ; Barth décrivait déjà les mêmes horreurs. On a proposé, pour enrayer le mal, des moyens chevaleresques dont l’efficacité paraît douteuse ; on cherchera vainement le remède tant que les puissances, toutes les puissances, n’interdiront pas d’une façon absolue la vente de la poudre sur toutes les côtes d’Afrique.

Comment expliquer que les nègres fétichistes adoptent avec tant de facilité la croyance de leurs persécuteurs ? C’est un fait sur lequel les meilleurs observateurs s’accordent. Il y a présentement chez les races noires un éveil confus, un besoin d’ascension à des échelons de vie supérieure ; le mahométisme, qui demande si peu à ses néophytes, répond suffisamment à ce besoin. N’écrivant point ici pour imaginer ce que nous voudrions voir, mais pour discerner ce qu’on voit en réalité, je dois résumer les dépositions les plus sûres. Sauf dans l’Ouganda, où les prosélytes de nos missions forment un noyau solide, la propagande chrétienne obtient peu de résultats, et peu durables, quand elle agit seule dans un milieu nègre ; partout où elle doit lutter avec la propagande musulmane, ses gains sont nuls, ceux de l’Islam sont rapides et considérables. Les colonies européennes ne font pas exception. Sierra-Leone, où, il y a trente ans, on n’eût pas trouvé un musulman en compte aujourd’hui 50,000. De même Libéria. Il n’est si petite bourgade de la côte du Bénin qui n’ait sa mosquée aux lieux où trônaient naguère encore les dieux fétiches. Les nègres sont de grands enfans, menés par deux passions : les femmes et la boisson. Le musulman leur interdit l’alcool, mais il leur accorde la polygamie. Le chrétien permet l’alcool, il l’importe même, mais il prohibe le harem. Les pauvres noirs sont fort embarrassés ; l’événement prouve qu’ils penchent vers le harem. — À propos de l’alcool, on ne peut se défendre d’une réflexion. Nous allons réprimer les horreurs de la traite ; nous nous proposons de libérer ses victimes, pour les exterminer ensuite plus lentement, mais plus sûrement, comme on extermina les Peaux-Rouges, en leur faisant acheter les poisons de nos distilleries. Un nègre prévoyant aurait quelques motifs de renvoyer dos à dos l’Arabe et l’Européen ; il pourrait leur adresser à tous deux les adieux du vieillard taïtien, tels que Diderot les imaginait dans le Supplément au voyage de Bougainville.