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qui n’auront pas été frappés par la mort ou par la prison partiront pour l’exil. Et les mêmes malheurs qu’a eu à subir la ville de Sagonte glorieuse par sa foi, vous devrez dans votre perfidie les subir ignominieusement par la servitude. »

La troisième lettre est adressée à l’empereur, qui s’attardait au siège de Crémone et ne se hâtait pas assez, — pour de bonnes raisons, — d’en finir avec Florence, « la cruelle peste,.. la vipère qui s’est glissée dans les entrailles de sa mère,.. la brebis malade qui infecte le troupeau de son maître,.. la Myrrha criminelle et impie, in Cinyrœ patris amplexus exœstuans. C’est contre elle qu’il faut marcher, c’est à elle qu’il faut réserver la fin d’Agag et le sort des Amalécites. »

Ces trois lettres montrent avec quelle passion Dante suivait les péripéties de la suprême tentative du saint-empire pour conquérir l’Italie. Elles ne nous disent ni quel rôle il joua dans cette dernière partie du gibelinisme, ni où il se trouvait en les écrivant. La seconde seule porte une suscription, qui encore n’est qu’une indication ; elle est datée : Prid. kal. aprilis in finibus Florenciœ, sub fonte Sarni. Ces lettres tombent dans l’histoire sans qu’on sache d’où. D’une phrase de la dernière, on a pu déduire que Dante, à un moment donné, se rendit personnellement auprès d’Henri VII. « Moi, qui écris, dit-il, en effet,.. je l’ai vu très bienveillant et je l’ai entendu très clément…. » Mais fut-ce à Milan, à Turin à Gênes ou ailleurs, on ne saurait le dire. M. G. Sforza (Dante e i Pisani) aime à croire que ce fut à Pise, et que Dante y commença aussi son traité De monarchia. Il appuie sa conjecture de raisonnemens très spécieux, sans parvenir à lui donner aucune certitude.

On sait comment les espérances des gibelins s’écroulèrent avec la mort d’Henri VII. A vrai dire, il ne semblait guère en voie de les réaliser, et les chances de succès diminuaient de jour en joui*. Sa mort n’en fut pas moins un deuil irréparable pour le parti qui jouait avec lui sa dernière carte. « Les gibelins et moi, s’écrie Fazio degli Uberti, nous restâmes comme des bustes sans tête. » Une complainte populaire comparait à Judas les prétendus assassins de l’empereur. Cino, désespéré, invoquait la mort, « puisque la nature a tranché les jours du prince incomparable, du césar invaincu, seul digne de la couronne, que le ciel a rappelé comme un sage. » Les exilés florentins désespéraient de voir jamais se rouvrir les portes de leur ville : « Il est mort, chantait l’un d’entre eux, Sennuccio del Bene, et je ne suis pas revenu des lieux où je languis ! .. » Dante garde le silence : il s’était tu depuis sa lettre à l’empereur, et l’on ne sait de quel lieu il apprit que sa cause était irrévocablement perdue.