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été fait par ceux qui la trouvent remplie et bondée à l’excès, sans aucun repos pour le regard, trop à l’étroit dans son cadre et comme pressée jusqu’à en sortir. Au centre, les pieds des deux chefs posent sur la bordure ; à droite le tambour et, à gauche, l’enfant qui court et l’homme assis sur le parapet du pont sont coupés d’une manière choquante par le cadre et finissent malencontreusement le tableau, qui, au lieu de s’apaiser vers ses bords et de s’enfermer dans des lignes bien définies, se termine par des coupures brutales et injustifiables. Ce sont là, en effet, des défauts très positifs que présente aujourd’hui cette grande toile ; mais à aucun degré ils ne sont imputables à Rembrandt. Dans son état primitif, son œuvre en était exempte, et seules les mutilations qu’elle a subies en sont la cause.

En dépit des affirmations de Vosmaer et de De Vries, qui, mus par un sentiment patriotique, les avaient niées, ces mutilations sont aujourd’hui établies de la façon la plus certaine. Au moment même où nous écrivions ces lignes, nous recevions de Hollande une excellente étude publiée dans un recueil justement estimé de ce pays : de Gids, et dans laquelle M. le Dr J. Dyserinck, après avoir exposé avec un sens critique remarquable l’état de la question, nous faisait connaître l’époque exacte où fut commis cet acte de vandalisme. De ses découvertes, faites récemment dans les archives, il résulte que la Ronde de nuit, après avoir été d’abord exposée dans la salle du Doelen pour laquelle elle avait été exécutée, fut transportée ensuite à l’hôtel de ville d’Amsterdam. Déjà résolue en 1682, cette translation, plusieurs fois différée, ne fut réalisée qu’à la fin du mois de mai 1715. C’est donc à ce moment qu’eut lieu la mutilation dont un restaurateur de tableaux de cette époque nous avait d’ailleurs conservé le souvenir. J. van Dyk, dans la description qu’il nous a laissée des peintures servant à la décoration de l’hôtel de ville[1] d’Amsterdam, nous apprend, en effet, que pour pouvoir placer la Ronde de nuit entre les deux portes de la petite salle du conseil de guerre, où elle fut transportée, « il avait fallu supprimer sur la droite de la toile deux personnages et sur la gauche la moitié du tambour, ainsi qu’on peut s’en assurer d’après le modèle exact qui se trouve entre les mains du sieur Boendermaker. » Si barbare que nous semble aujourd’hui un semblable procédé, on n’avait pas, au siècle dernier, grands scrupules à cet égard. Sans parler des amateurs ou des marchands qui, pour faire deux ou plusieurs tableaux d’un seul, le découpaient par morceaux[2], il n’est

  1. Kunst en Historiekundige Beschryving vor alle de Schilderyen op het Stadhuis te Amsterdam, 1758.
  2. Comme exemples de cette barbarie, nous pouvons citer, entre autres, l’Enseigne de Gersaint, de Watteau, qui, séparée par le milieu, fut vendue comme deux tableaux distincts à Frédéric II, et une grande Vue de Dordrecht, un des chefs-d’œuvre d’Albert Cuyp, peinte sur un panneau scié autrefois et dont M. Holfort a pu, après un assez long intervalle, acquérir et rapprocher les deux moitiés.