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Il semble que le peu de soin qu’on prit ensuite du tableau et les mutilations dont il fut l’objet attestent la persistance de ces griefs que, par une malchance inouïe, la Ronde de nuit allait expier jusqu’à notre temps. Quand, au sortir de l’espace restreint qu’elle occupait au Trippenhuis, il fut question de lui donner, dans le musée nouvellement construit, une place digne d’elle, on pouvait croire qu’après tant de cruelles épreuves le malheureux tableau avait épuisé le sort qui s’acharnait contre lui. Mais si l’intention de lui faire honneur était évidente, il faut bien convenir que les dispositions architecturales adoptées à cet effet ont été précisément à l’encontre du but qu’on voulait atteindre. Cette perspective en manière de trompe-l’œil qu’on lui a ménagée dès l’entrée de la longue galerie qui y aboutit, l’ornementation écrasante et gauchement luxueuse de la salle où il se trouve, la lumière à la fois crue et avare qui y tombe, les toiles de toute sorte dont il a fallu la meubler, ce sont là autant d’erreurs et de fautes de goût qui sautent aux yeux les moins prévenus. Il n’est que juste d’ajouter qu’après maint effort, l’aimable directeur du Ryksmuseum, M. Obreen, a tiré le meilleur parti possible de tant de conditions défavorables qui lui étaient imposées. En dépit de ces injures du temps aussi bien que de ces voisinages importuns, la Ronde de nuit, depuis le travail de régénération dont elle a été l’objet, si elle n’est pas le chef-d’œuvre de Rembrandt, comme trop souvent on l’a dit, demeure cependant un de ses tableaux les plus intéressans à étudier, un de ceux qui arrêtent et retiennent le plus longtemps le spectateur par tout ce qu’il lui suggère d’admirations et de critiques également légitimes, par ce mélange singulier de visions et de réalité qu’il lui offre réunies. Plus puissant, en vérité, que la nature elle-même, il a sa vie et sa lumière propres, et quand, après l’avoir considéré quelque temps, on détourne un moment le regard pour le reporter sur les toiles voisines, elles semblent pauvres, dépouillées, inertes et de tout point semblables, ainsi que le disait déjà Samuel van Hoogstraten, « aux images d’un jeu de cartes. »

Aussi, dans l’histoire des tableaux de corporations, la Ronde de nuit tient une place à part, autant par les qualités exceptionnelles de l’exécution que par l’originalité du motif. Alors que les prédécesseurs du maître s’étaient longtemps attardés à des données insignifiantes au point de vue pittoresque, sans aborder jamais celles qui auraient dû se présenter le plus naturellement à leur esprit, Rembrandt seul et d’emblée avait compris les vraies conditions de ce genre de peinture. Comme il l’avait fait dix ans auparavant avec la Leçon d’anatomie, comme il devait le faire près de vingt ans après avec les Syndics, il avait dépassé tous ses rivaux dans les diverses directions où ceux-ci s’étaient essayés. Pas plus