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— Il ne faut jamais, dit-elle, se laisser aller à la pitié dans ce monde menteur et méchant.


Une série de fêtes brillantes, en l’honneur des membres du premier congrès slave, se termina par un bal magnifique dans la grande salle de l’île Sophie.

Depuis quelques jours, on parlait tout bas d’une conspiration militaire contre la liberté et la constitution. A tous les coins des rues, des affiches, placées par des mains mystérieuses, prévenaient le peuple que les garnisons de Lemberg et de Prague préparaient un coup d’état. L’excitation gagnait de proche en proche, et l’on finit par parler tout haut d’une lutte prochaine. Au moment de se rendre au bal, le capitaine de la Swornost dit à mon père : « Ce soir à la danse, demain au combat ! »

Le lendemain, une grande messe eut lieu en plein air, devant le monument de Wenzel. Aussitôt après, on entendit les premiers coups de fusil. Le peuple se rassembla. On se mit à construire en hâte des barricades. Le tambour d’alarme fit entendre ses roulemens d’appel par toutes les rues. La « semaine sanglante de Prague » commençait.

Mon père m’envoya à la place Wenzel, avec un collégien de mes amis, pour savoir exactement ce qui se passait. Au coin de la rue, nous rencontrâmes les premiers blessés. Le poste de la place Wenzel, qui servait de quartier-général, était cerné par une foule d’étudians et de prolétaires armés. Le général Rainer, s’étant avancé pour parler au peuple, tomba frappé d’une balle. Alors, les soldats firent feu à leur tour. C’est là que j’entendis siffler les balles pour la première fois.

Pendant que mon camarade se sauvait, j’avançais jusqu’au plus fort du combat. Malgré ma jeunesse, les coups de fusil et les roulemens du tambour me grisaient comme un vieux cheval de cosaque. Je pénétrai dans la vaste Graben-strasse, défendue par une ligne de barricades. Au sommet, j’aperçus Vityeska dans sa toilette de bal de la veille, le drapeau tricolore à la main, le poignard et les pistolets à la ceinture. Son costume, composé d’une robe de satin blanc, d’un corsage de velours bleu garni de fourrure blanche et d’un bonnet rouge polonais, représentait exactement les couleurs de la révolution panslaviste.

Dans une des rues aboutissant aux barricades s’avançait lentement un bataillon de grenadiers, l’arme au bras.

Le major von der Mühlen marchait en tête. Il avait reçu l’ordre de prendre les barricades à tout prix et de rétablir la liberté des communications entre le ministère de la guerre et la garnison, par