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le Pont-de-Chaînes et le passage de la Kleinseite. Il voulait tâcher d’atteindre son but sans effusion de sang, car il savait qu’il était également adoré du peuple et de ses soldats. Laissant son bataillon en arrière, il s’avança seul, courageusement, vers les insurgés et se mit à les haranguer. Les prolétaires se laissèrent facilement persuader, et la barricade fut enlevée. Le bataillon put continuer d’avancer sans faire usage de ses armes. La garde nationale allemande et un régiment polonais le suivaient.

Déjà la cause des insurgés paraissait perdue. Von der Mühlen approchait de la grande barricade, qui commandait toutes les autres. Là aussi les hommes du peuple voulaient se rendre et commençaient à démolir la barricade, lorsque soudain l’amazone tira un pistolet de sa ceinture et fit feu sur l’officier, qui chancela et tomba mort de son cheval.

Vityeska poussa un cri de triomphe farouche, retentissant. Un hurlement d’indignation, de fureur, lui répondit. Une décharge générale déchira l’air, et les soldats se précipitèrent sur la barricade à travers la fumée, comme une avalanche, pour venger la mort de leur commandant. Tout ce qui ne put pas fuir fut impitoyablement massacré.

Après avoir vu le major tomber et les grenadiers faire feu, je me réfugiai dans l’entrée d’une maison jusqu’à ce que le bruit des coups de fusil se fût éloigné. Lorsque je me hasardai de nouveau dans la rue, un bataillon polonais achevait de passer.

— Es-tu aussi un révolutionnaire ? me crièrent quelques soldats.

— Non, leur répondis-je en polonais, je suis de la Galicie, et mon père est fonctionnaire impérial.

Alors un caporal me caressa amicalement la joue et me fit cadeau d’un bonnet polonais. C’était la confédéralka.

Je voulus voir ensuite de près la grande barricade que la troupe avait prise d’assaut et détruite. Là gisait Vityeska, le dos appuyé à un tas de pavés, sa belle tête inclinée sur l’épaule gauche. La main droite serrait encore convulsivement le pistolet qui avait tué Vonder Mühlen. De sa poitrine, le sang avait coulé abondamment, d’abord sur la fourrure et le satin blanc, ensuite sur les pavés qu’il avait inondés.

La mort ne l’avait point défigurée. Les yeux et la bouche, entr’ouverts, semblaient sourire ; mais la lèvre était plissée par une expression de défi. C’était bien le sourire féroce d’une amazone bohème.


SACHER-MASOCH.