Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

remarquable justesse de vision. Les diverses théories dont il est fait mention sont exposées clairement, et toujours au seul point de vue de leur influence sur l’esprit d’Inglesant. Le style même rachète ce qu’il a d’un peu monotone par une allure générale douce et tranquille qui n’est pas sans agrément.

Il est sûr cependant que, ni sous le rapport de l’érudition historique et philosophique, ni surtout sous celui de la beauté du style, John Inglesant ne saurait être mis en comparaison avec Marius l’Épicurien. L’auteur de ce dernier livre, M. Walter Pater, est un pur lettré. Ses Études sur la renaissance[1] comptent à bon droit parmi les chefs-d’œuvre de la critique anglaise, encore que la fantaisie y tienne trop de place, et que leur charme soit dû à la fine poésie de la langue, bien davantage qu’à la force des idées. Un autre volume d’essais, les Portraits imaginaires[2], des analyses de tragédies grecques publiées dans le Macmillan’s Magazine[3], ont achevé de mettre en lumière un talent exquis, où la science et la rêverie s’unissent harmonieusement. Ce talent se retrouve dans l’histoire de Marius. Si les dissertations générales y sont multipliées sans raison, au point de faire souvent oublier le mince fil du récit, ce récit lui-même contient une foule de détails admirables : l’ovation de Marc-Aurèle, le pèlerinage de Marius au temple d’Esculape, son départ de Pise, son arrivée à Rome, les portraits de Fronton, de l’empereur, de Lucien, d’Apulée, du serf Flavien et du chrétien Cornélius. C’est vraiment la résurrection d’une époque, et M. Pater a su y adapter avec une vraisemblance parfaite l’âme de son héros.

D’où vient donc que, si différens par le sujet comme par la qualité de l’exécution, le roman de M. Shorthouse et celui de M. Pater présentent entre eux une ressemblance si marquée, et d’où vient qu’il nous ait suffi de les réduire tous deux à leurs parties essentielles pour accuser encore ce qu’ils ont de commun ? Serait-ce simplement que tous deux, sous prétexte d’histoires, sont des romans philosophiques ? Mais un roman philosophique n’est pas celui où il est question de doctrines et de théories, c’est une œuvre où les événemens sont ménagés en vue d’une conclusion générale, et il n’y a rien de pareil dans ces deux romans. John Inglesant ni Marius l’Épicurien n’aboutissent à aucune conclusion générale. Ce

  1. Macmillan, éditeur, 1 vol.
  2. Macmillan, éditeur, 1 vol.
  3. Sous le titre d’appréciations, M. Pater vient encore de publier un volume d’études critiques, ouvrage, à dire vrai, très inégal, et où se manifeste souvent d’une façon fâcheuse la tendance à sacrifier faits et idées pour la seule beauté musicale des phrases.