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lui en voulait de prendre quelquefois un ton de dictateur ; mais il regagnait par la courtoisie de ses procédés les mécontens qui blâmaient son dogmatisme impérieux et tranchant. On se plaignait qu’il eût une intrépide et excessive confiance dans son jugement ; mais on lui savait gré de ne point chercher à se faire valoir, de ne jamais rappeler les éclatans services qu’il avait rendus à son pays, de parler modestement de lui-même, d’être exempt de toute jactance, de toute prétention, de toute fatuité.

Charles Gréville, qui l’a beaucoup pratiqué et jugé fort sévèrement dans plus d’une page de son intéressant Journal, s’est repenti plus tard de l’avoir trop maltraité. Il a reconnu que ce grand homme, qui se montrait souvent petit dans les grandes affaires et qui avait trop de goût pour les chinoiseries, rachetait ses défauts par la sincérité de son patriotisme, par un sentiment profond du devoir. Il n’avait eu d’attachement personnel pour aucun des rois dont il a été le ministre ; en les servant loyalement, c’était l’état qu’il servait. Sa situation était exceptionnelle, unique ; il occupait une place intermédiaire entre le souverain et ses sujets, et cependant il n’eût pas hésité à remplir l’office le plus humble si le bien public l’avait demandé. Sa politique d’aveugle résistance lui aliénait les sympathies, ses vertus lui conciliaient l’estime de tous, et il était à la fois le personnage le plus respecté et le plus impopulaire du royaume-uni. On lui témoignait de grandes déférences ; partout où il se montrait, la foule se pressait sur son passage, tous les fronts se découvraient ; le lendemain on brisait ses vitres.

L’homme privé, ainsi que l’homme public, offrait un singulier assemblage de qualités attirantes et de déplaisans défauts. Il charmait par sa parfaite simplicité, par son humeur égale, par ses manières unies ; mais on lui reprochait la froideur de son caractère et de son imagination : il n’avait pas le cœur tendre, il était médiocrement touché des peines des autres. Il n’avait ni hauts ni bas dans son commerce avec ses amis ; ils pouvaient compter sur lui, ils étaient sûrs de le retrouver tel qu’ils l’avaient laissé ; ils le savaient incapable de tromper ni de trahir personne, mais incapable aussi de leur sacrifier ses intérêts. Dans ses relations avec sa famille, avec ses proches, il observait les convenances, et c’était tout ; il voyait sa mère de loin en loin, c’était une dette dont il s’acquittait ; il ne fallait pas lui en demander davantage. Il parlait beaucoup et parlait bien, sa conversation était aussi riche qu’attrayante ; mais il ne se livrait point, il était tout à la fois le plus communicatif des hommes et le plus réservé, le plus mystérieux. Quand ses fils désiraient savoir où il comptait aller, n’osant pas l’interroger, ils en étaient réduits à se renseigner auprès de sa femme de charge, qui recevait seule ses confidences. « Quel homme