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et philosophe. Il s’était dit : « Cueillons encore cette rose. » Il n’en a cueilli que les épines, et elle en avait beaucoup.

Miss J… appartenait à une bonne famille de la petite gentry, et elle était fort jolie ; mais l’exaltation de sa piété nuisait à ses grâces. Cette dévote intransigeante estimait que le plus honnête homme de la terre, s’il ne s’est pas trempé dans le sang de l’Agneau, est un enfant des ténèbres, un sujet et un serviteur de Satan, et qu’il porte sur son front le sceau de ses iniquités et de sa réprobation. Restée orpheline de bonne heure, maîtresse d’une petite fortune qui suffisait à ses besoins, n’ayant rien à faire, elle voulut s’occuper, et la seule occupation qui lui parût digne d’elle fut de travailler au salut des âmes. Prise d’une fièvre de prosélytisme, son coup d’essai fut un coup de maître ; elle réussit à convertir un condamné à mort, criminel endurci dont un prêtre catholique et un ministre protestant n’avaient pu toucher le cœur. Fière de son premier succès, elle s’affermit dans la conviction que le Seigneur l’avait choisie pour faire briller sa lumière dans le monde. A qui va-t-elle s’attaquer ? Au duc de Wellington. Elle était si prodigieusement ignorante qu’elle ne savait pas qu’il avait vaincu Napoléon à Waterloo ; mais elle voyait en lui le plus grand personnage de l’Angleterre. Arracher cette âme à Satan, lui ouvrir le ciel, quelle entreprise et quelle gloire !

Au mois de janvier 1834, elle lui écrit du Devonshire, et à son vif et agréable étonnement, elle reçoit une réponse courrier par courrier. Sa surprise eût été moins grande si elle avait su que Wellington se faisait un devoir de courtoisie de répondre à tous les inconnus qui lui écrivaient. Revenue à Londres, elle porte à l’hôtel du duc une Bible dont elle lui fait hommage. Pendant quatre mois, il se tient coi ; enfin, le 27 août, il la remercie et sollicite la faveur de la voir. Cette première entrevue n’eut lieu que le 12 novembre. Miss J…, qui attend le duc, s’est agenouillée et supplie Dieu d’être avec elle, de l’assister de son esprit. Elle le consulte pour savoir quelle toilette elle doit faire, et Dieu lui ordonne de mettre une vieille robe de mérinos vert, tournant au noir. Si elle plaît dans cet accoutrement peu flatteur, c’est que Dieu l’aura voulu.

Le duc entre ; elle admire sa noble tête, sa chevelure argentée, et lui tend la main, en disant : « Que de bonté de la part de votre grâce ! » A peine l’a-t-elle fait asseoir : « Je veux vous montrer mon trésor. » Son trésor est sa grande Bible, qu’elle ouvre au IIIe chapitre de l’Evangile selon saint Jean. Au moment où elle lisait le VIIe verset : « Il faut que vous naissiez de nouveau, » — le duc lui prend la main et s’écrie : « Oh ! combien je vous aime. Oh ! how I love you ! » C’était son premier mot. « Dieu seul, pensa-t-elle, a pu par l’influence de son esprit décider le duc de Wellington à m’aimer plus que toute autre femme dès le premier moment qu’il m’a vue. »