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donnent les comédies de Shakspeare, c’est qu’elles sont de leur temps, et ce temps, en Angleterre, comme chez nous d’ailleurs et comme en Espagne, c’est celui de la confusion ou de l’indétermination des genres. Il nous plaît, dans le Marchand de Venise, de voir non-seulement le drame y côtoyer la comédie, et la féroce lamentation de Shylock alterner avec les madrigaux de l’heureux amant de Portia ; mais encore la tragédie s’y mêler à l’opérette, comme quand Portia, sous la robe de l’avocat Bellario, tire des griffes du juif le noble Antonio ; et des scènes de grand opéra, comme celle des coffrets, succéder à des scènes de pur vaudeville, telles que celle de Lancelot avec son bonhomme de père. Même une certaine inexpérience, une certaine gaucherie de facture nous y semble faire un heureux mélange avec la subtilité, la préciosité, l’euphuisme du style ou le raffinement, l’ampleur, la profondeur de la pensée. C’est à peu près ainsi que, dans les tableaux des très vieux maîtres de la Flandre ou de l’Italie, je ne sais quelle faiblesse ou quelle puérilité de l’exécution, qui laisse transparaître en quelque sorte à nu l’intensité du sentiment, en double aujourd’hui pour nous l’intérêt et le prix. Nous les aimons, de connaître si peu les roueries de l’art, et, — fatigués que nous sommes de voir autour de nous tant d’habileté de main concourir d’ordinaire avec si peu de génie, — nous les aimons, ces primitifs, d’avoir été si délicieusement maladroits. Shakspeare aussi est un primitif. Cinquante ou soixante ans plus tard il eût fait comme les autres, il eût réglé sa fantaisie, il eût cherché la perfection dans la mesure, il eût séparé, dans ses drames ou dans ses comédies, ce que la libre esthétique de son temps lui a permis d’y embrouiller. Mais serait-il encore Shakspeare ? Et nous, lui sachant un tel gré d’avoir effectivement vécu dans le temps de l’enfance de son art, qui dira que nous ne lui préférerions pas Marlowe, par exemple ? l’auteur du Juif de Malte à celui du Marchand de Venise ? Et au fait, de nos jours mêmes, en Angleterre, ne s’est-il pas trouvé des critiques ou des poètes pour proclamer cette préférence ?

Cet avantage n’est pas le seul dont son génie soit redevable à son temps, et placé comme il était, sur les confins de deux âges, il doit encore à cette situation d’avoir pu fondre ensemble les souvenirs du moyen âge et les promesses de la renaissance. Puisqu’il n’est ici question que de ses comédies, je ne dirai donc rien de cette veine d’épopée qui circule dans ses drames historiques. Mais n’est-ce pas l’esprit des vieux fabliaux, l’esprit de Chaucer, celui des Contes de Cantorbéry, qui respire et qui court dans les Joyeuses Commères de Windsor ou dans le Soir des rois ? l’esprit subtil et chevaleresque de nos1 cours d’amour et de notre poésie provençale, nuancée seulement d’un peu d’italianisme, dans ces madrigaux si savans, si « souefs, » si précieux,