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organe, l’idée nouvelle des vocables nouveaux, et le désir même, les occasions ou les moyens de se satisfaire ?

A la vérité, si Shakspeare est l’auteur du Marchand de Venise, on dira qu’il est l’auteur aussi de quelques drames qui finissent moins bien, dans des larmes et dans le sang, comme Hamlet, par exemple, ou comme Othello. Et, en effet, il faut distinguer non-seulement les genres, mais les époques aussi, comme l’a fait, dans sa très remarquable étude sur Macbeth, M. James Darmesteter. « De la fougue à l’angoisse, et de l’angoisse à l’apaisement ; enivrement, désespérance, sérénité ; d’abord la terre, puis l’enfer, puis un coin du ciel ; des éclats de joie, le de profundis, puis un grand coup d’aile : in excelsis : » ainsi pourrait-on, suivant lui, se représenter la marche ou le progrès du génie de Shakspeare. Ceci revient à dire qu’étant parti de l’optimisme de la jeunesse, qui n’est guère que la joie animale de vivre, le poète a fini par aboutir à l’optimisme philosophique. Naturellement les tragédies appartiennent à la deuxième époque : les comédies sont de la première et de la troisième, le Marchand de Venise est de 1596 ; Beaucoup de bruit pour rien de 1598 ; le Conte d’hiver est de 1610, la Tempête de 1611 ou de 1613. Sur une scène comme la nôtre, où le rire fut souvent mauvais, et quelquefois inintelligent, il me semble que cet optimisme n’est pas, lui non plus, l’un des moindres attraits de la comédie de Shakspeare ; et je serais étonné qu’il ne fût pas de quelque chose dans le succès des récentes adaptations du Marchand de Venise et de Beaucoup de bruit pour rien.

Ajoutez que ce sont enfin des comédies d’amour, si l’on peut ainsi dire ; et, ce que l’amour a de plus fort et de plus subtil, qui jamais, dans aucune langue, l’a mieux exprimé que Shakspeare, — si ce n’est peut-être Racine ? Mais Racine, dans son Andromaque, dans son Bajazet, ou sa Phèdre, n’a peint que les angoisses, les tortures ou les fureurs sanglantes de l’amour malheureux : Shakespeare, dans ses comédies, a peint l’amour confiant, heureux et triomphant, celui de Jessica pour Lorenzo, de Portia pour Bassanio ; C’est ce que devait un jour essayer Marivaux, et pour bien des raisons, il n’y a réussi qu’à demi. L’amour, chez Marivaux, ne se distingue pas des contrefaçons de lui-même, et il est toujours de si bonne compagnie que l’on doute volontiers de la sincérité. C’est l’imitation de la passion, ce n’est pas la passion même. Musset aurait plus approché du but, étant poète ; mais, comme Racine, il est habituellement tragique. Ils n’en ont pas moins l’un et l’autre insensiblement accoutumé le public français à comprendre ou à goûter les comédies d’amour de Shakspeare ; et c’est pourquoi sans doute où l’on eût échoué voilà quarante ou cinquante ans, il semble qu’on soit à la veille de réussir aujourd’hui. Notre éducation est faite maintenant. Pour nous intéresser désormais, il n’est pas nécessaire que