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intrigues dans le Marchand de Venise, il n’eût pas suffi d’en dénouer une. Mais je dirai de plus que, s’il n’y en avait pas deux, il n’y en aurait pas une, puisqu’il aurait fallu trouver alors une cause tout autre au contrat d’Antonio. Et on prouverait au besoin que cela ne se pouvait pas, puisqu’on aurait gravement altéré le caractère de Shylock et celui d’Antonio. Dans la conception de la pièce, il est même probable que Shakspeare a introduit l’histoire de Portia justement parce que c’était la seule à son avis qui justifiât le contrat. De fort bonnes raisons justifieraient également la présence, au dénoûment, de Lorenzo et de Jessica. Mais si peut-être, comme nous, le lecteur la trouvait assez justifiée par le duo que nous avons cité, nous pouvons garder nos raisons.

Ce que j’ai tâché de montrer, c’est qu’il y a vingt-cinq ou trente ans, quand Eugène Scribe régnait encore, et avec lui la superstition de la pièce « bien faite, » on se fût plaint que ce cinquième acte était inutile, ou tout au moins que les quatre autres le faisaient acheter chèrement. J’ai tâché de montrer aussi le progrès que le goût public avait accompli depuis lors. Est-ce bien un progrès ? On pourrait longuement discuter sur ce point, et ce serait le cas de redire qu’il y a progrès et progrès. Car, au fond et en réalité, si nous aimions surtout dans la comédie de Shakspeare ce qu’elle a de conforme, ou, comme on disait jadis, d’analogue, à une espèce de dilettantisme qui serait beaucoup mieux nommé de son vrai nom d’indifférence, il ne conviendrait pas de s’en féliciter. En effet, ce serait alors un signe qu’il nous importe peu comment on nous amuse, pourvu qu’on nous amuse ; et que la comédie de Shakspeare ou le dernier des vaudevilles, c’est à peu près tout un pour nous. Il n’y a pas de définition plus précise de la corruption du goût. Et en voici la perversion. Ce serait si peut-être nous aimions la comédie de Shakspeare pour l’inexpérience qu’on a vu qui s’y trahissait, pour l’absence d’art dont il faut bien dire qu’on y rencontre fréquemment la preuve, pour l’incertitude enfin et pour le vague ou pour l’obscurité de la pensée. En ce cas le danger serait plus grand encore. Si l’on ne peut pas demander à une comédie de prouver quelque chose, encore faut-il au moins qu’elle ait un sens : et, de réduire l’art à nous procurer des sensations qui ne nous laissent d’elles-mêmes que le souvenir confus de les avoir éprouvées, c’est assurément lui faire jouer un rôle étrange dans la vie, — qui ne serait pas sans quelque rapport avec celui de sir Pandarus de Troie. L’imagination, la fantaisie, le caprice ont leurs droits, mais la raison aussi a les siens. La comédie de Shakspeare n’est pas toujours raisonnable, et, si je l’ose dire, je crains que ce grand poète n’ait quelquefois extravagué. Ce n’est pas pour cela qu’il faudrait l’applaudir.

Mais ce que je crois plutôt encore, ce que j’aime mieux croire, et ce qui serait la plus consolante explication de la faveur avec laquelle nous accueillerons peut-être demain sur une scène française une