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religions, c’est un des épisodes les plus curieux de l’histoire de l’esprit humain ; c’est peut-être le véritable nœud de la question d’Orient.

À vrai dire, la querelle est aussi vieille que le monde. Jacob, on s’en souvient, rêva un jour d’une grande échelle qui montait jusqu’au ciel. Tel tableau naïf représente cette échelle d’après nature. Les premiers échelons paraissent assez solides pour y poser le pied ; mais les derniers, de plus en plus vaporeux, se perdent dans une gloire lointaine. Seuls les anges impondérables continuent de faire la chaîne sur l’escalier divin. C’est la vivante image de toute religion : les degrés inférieurs, c’est-à-dire les assises tangibles de ce monde périssable, sont assez fermes pour notre esprit grossier. Mais les plus élevés s’enfoncent dans une splendeur incompréhensible. Retenus par le poids de notre enveloppe terrestre, nous perdons pied dès que nous voulons monter trop haut. Nos prières ailées achèvent seules l’ascension.

Tout irait bien si nous étions raisonnables. Il nous suffirait de savoir que l’échelle existe et qu’elle mène quelque part. Sur le but du voyage, nous n’aurions qu’à nous remettre entre les mains du Créateur. Mais non : nous sommes dévorés de la soif du surnaturel ; il nous faut à tout prix discerner la cime de la montagne, et nous n’avons pas de cesse que nous n’ayons contemplé face à face la majesté divine.

Il semble même que plus un culte est primitif, plus l’homme dédaigne les premiers échelons de la connaissance, les lois simples qui sont à sa portée, pour s’élancer d’un seul bond dans l’infini. Le nègre qui saute à perte d’haleine devant son fétiche poursuit l’extase à sa manière, comme les derviches tourneurs et les avaleurs de sabres. On sait que les moines musulmans ont jalonné le chemin du ciel. Ils comptent tout juste sept degrés jusqu’à l’extase parfaite, en passant par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et toutes les nuances de l’abrutissement. D’autres, comme les fakirs de l’Inde, obtiennent l’ivresse divine à force de contempler leur nombril. Pour un habitant de Saturne, qui nous regarderait du haut de l’empyrée, ce trémoussement universel ou cette stupidité volontaire paraîtrait quelque chose de bouffon. Chétif avorton ! dirait-il ; embryon de Titan ! Tu te travailles, tu te hausses pour escalader le ciel et tu sautes à peine à quelques pouces du sol. Tels ces inventeurs chimériques qui pensent avoir découvert l’art de voler. On les voit se hisser un instant sur quelque machine grimaçante, puis retomber lourdement par terre. Pour nous, qui connaissons le tourment du divin, nous aurions plutôt envie de pleurer que de rire en voyant les efforts grotesques de la pauvre humanité pour secouer son enveloppe.

Les religions les plus pures sont sujettes au vertige. C’est même