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bonne heure, à l’ombre du trône, cette noble indépendance qui tient tête aux rois ; parce qu’ils étaient trop près du maître pour le toiser du regard, parce qu’enfin l’air de cour ne vaut rien aux églises. Oh ! sans doute, nos patriarches étaient, à l’origine, des gens bien plus aimables que vos papes ; c’étaient de fins lettrés, des courtisans accomplis. Mais quelle figure faisaient-ils, lorsque l’empereur, entouré d’honneurs presque divins, s’avançait au milieu d’un concile ? Que leur restait-il, si ce n’est le premier degré dans la servitude et le droit d’habiller de mots sonores la pensée du maître ? Ceux qui osaient parler ferme avaient bientôt lieu de s’en repentir. Vous vous rappelez l’aventure de saint Jean bouche d’or, qui vivait cependant au grand siècle de l’église. Il osa critiquer publiquement l’impératrice Eudoxie : cette audace lui coûta son siège et la vie. Aussi n’eut-il guère d’imitateurs. Et Photius lui-même, ce grand et puissant esprit, le fondateur du schisme, dut s’abaisser à de tristes compromis. L’empereur Michel III disait : « Constantinople a maintenant trois patriarches : mon bouffon Gryllus est le mien, Ignace est celui du peuple, Photius celui de Bardas. » Un peu plus tard, ce protégé de Bardas assistait impassible à l’assassinat de son bienfaiteur. Voilà, monsieur, où nos plus grands hommes étaient réduits par l’esprit courtisanesque : jugez des autres !

Et voyez les conséquences : vos papes, qui pouvaient parler haut parce qu’ils n’étaient pas sous la main de César, vous ont donné ce qui nous a toujours manqué : une grande patrie dans laquelle baignaient et flottaient, pour ainsi dire, toutes les petites patries locales. Immense bienfait, qui a préparé la fondation des grands états. Tenez, en France, vous n’êtes pas toujours justes pour l’église catholique : vous êtes aveuglés par vos querelles d’un jour. Vous devriez lui savoir gré de n’avoir pas l’échine trop souple, et d’être lente à s’incliner devant les nouveaux pouvoirs. C’est ce qui lui a permis de survivre à tous et de fonder cette république chrétienne qui, jusqu’au XVIe siècle, n’a pas été un vain mot. Vous dirai-je toute ma pensée ? Ce que vous avez de meilleur vous vient de là. Votre civilisation, vos arts, dont vous êtes si fiers, cet esprit européen, qui subsiste à travers vos rivalités nationales et qui vous réunit dans une académie le lendemain d’une guerre, rien de tout cela n’aurait été possible, si, de bonne heure, l’église n’avait imposé la trêve de Dieu à l’humeur batailleuse de vos pères. Sans l’église, les politiques eux-mêmes n’auraient manié qu’un ramassis d’hommes, une poussière de langues, de mœurs et de croyances. Leurs savantes combinaisons se fussent écroulées au premier choc. Supposez un instant le sol de la France