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Après avoir montré que la nouvelle religion n’est pas coupable des malheurs récens, saint Augustin veut établir qu’on ne doit pas faire honneur à l’ancienne de l’antique prospérité. Son raisonnement, réduit à ses élémens essentiels, est très simple. Si les dieux, nous dit-il, avaient eu quelque souci du bonheur des Romains, ou le pouvoir de le leur procurer, ils leur auraient donné d’abord ce qu’il y a de préférable parmi les biens du monde, l’honnêteté et la vertu. L’ont-ils fait ? Ont-ils rendu les mœurs meilleures, la vie plus réglée ? Au contraire : c’est pour eux et par eux que les jeux ont été institués dans les cités ; or saint Augustin, avec toute l’Église, considère les mimes et les pantomimes, les gladiateurs, les courses de chars, les spectacles de tout genre, comme la cause principale de la corruption publique. Il faut donc réduire l’assistance que les dieux ont prêtée aux Romains aux choses matérielles. Ils les ont aidés, dit-on, à conquérir le monde. Mais d’abord conquérir le monde, c’est-à-dire ravir leur indépendance aux peuples et les forcer à obéir malgré eux, est-ce quelque chose de si grand et de si glorieux qu’on le prétend ? « Faire la guerre à ses voisins, soumettre, écraser des nations dont on n’a pas reçu d’offense, et seulement pour satisfaire son ambition, qu’est-ce autre chose que du brigandage en grand ? » Voilà les premiers doutes que je connaisse sur la légitimité des conquêtes romaines. Sans doute, les anciens philosophes, ceux au moins chez lesquels se fait sentir un grand souffle d’humanité, Cicéron, Sénèque, déclarent solennellement qu’il faut que les guerres soient justes dans leur cause et modérées dans leurs effets ; mais ils se gardent bien d’appliquer ces principes à l’histoire de leur pays. Pour eux, tout ce que Rome a fait est bien fait. C’est à peine si, dans son affection passionnée pour la Grèce, Cicéron ose timidement regretter qu’on ait appliqué les lois de la guerre à Corinthe, nollem Corinthum ! On voit que chez saint Augustin l’esprit est devenu plus libre, plus détaché de cette superstition du passé, et que ce sont les petits-fils des vaincus qui ont la parole. Cependant, ce descendant des Carthaginois d’Hannibal ou des Numides de Jugurtha est Romain ; il en a le sentiment, comme il en porte le nom, et il soutient que c’est par égard même pour la gloire de Rome qu’il ne veut pas qu’on l’attribue à la protection des dieux. À qui donc les Romains la doivent-ils ? À eux-mêmes d’abord, à leur courage, à leur énergie dans la souffrance, à leur amour de la pauvreté, à leur dévoûment à la patrie ; puis à Dieu, au vrai Dieu, à celui qu’adorent les chrétiens et qui a protégé Rome, parce qu’il avait ses desseins particuliers sur elle. « C’est ce Dieu unique et terrible qui gouverne et régit tous les événemens au gré de sa volonté ; et, s’il tient quelquefois ses motifs cachés, qui oserait les accuser d’être injustes ? »