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indifférent aux choses du monde. » Il écrit pour ceux qui croient à quelque chose, car il sait qu’il est plus aisé de passer d’une croyance à une autre que de l’incrédulité à la foi. On ne se figure pas Lucien de Samosate devenu dévot, tandis qu’on avait vu, pendant les persécutions, des païens zélés, des juges, des bourreaux, confesser tout d’un coup la religion de leurs victimes. Bossuet non plus n’aime pas à discuter avec ces libertins résolus qui ne veulent rien admettre, et, désespérant de les attirer à lui, il se contente de les rudoyer : « Qu’ont-ils vu, ces rares génies, qu’ont-ils vu plus que les autres ? et qu’il serait aisé de les confondre, si, faibles et présomptueux, ils ne craignaient d’être instruits ! » Les gens qu’il veut ramener sont ceux qui sentent au fond du cœur le désir et le besoin d’être convaincus, qui sont fatigués d’errer dans l’incertitude, des impies par imitation et par air, à qui ce masque pèse, des hésitans, qui ne demandent qu’une impulsion pour se décider. A ceux-là il n’est pas tout à fait nécessaire qu’on leur montre qu’il est impossible de douter ; il suffit qu’on leur donne une raison de croire. On ne procède donc pas avec eux par des déductions serrées et des raisonnemens rigoureux, comme si c’étaient tout à fait des incrédules. On leur fait voir que ces croyances, vers lesquelles un penchant secret les attire, ont une raison d’être et ne choquent pas le bon sens, qu’elles peuvent avoir des conséquences salutaires pour la conduite de la vie, qu’elles forment un système où l’esprit se sent à l’aise, et qui, par ses apparences de solidité et de grandeur, séduit l’imagination. C’est un genre de démonstration particulière, qui est parfaitement appropriée aux dispositions des gens auxquels elle s’adresse. Il est rare qu’elle n’arrive pas à les convaincre ; et alors quels effets merveilleux ne produit-elle pas ? Partis d’une foi obscure et qui s’ignorait, ils reviennent avec une foi qui a pris conscience d’elle-même, qui a trouvé les motifs de croire qu’elle cherchait instinctivement. Ils se sentent délivrés d’incertitudes qui leur pesaient et qui répugnaient à leur nature. La raison et le sentiment s’éteint mis enfin d’accord chez eux, ils éprouvent une confiance, une tranquillité, une joie qui leur remplissent l’âme et leur laissent leurs forces entières pour les combats de tous les jours. Voilà ce qu’ont fait en leur temps la Cité de Dieu de saint Augustin et l’Histoire universelle de Bossuet. Il me semble que, lorsqu’on songe au nombre des gens à qui ces beaux livres ont donné ce qu’il y a de plus souhaitable au monde, la paix de l’esprit, ceux mêmes qui ne l’y trouvent plus aujourd’hui n’en doivent parler jamais qu’avec respect.


GASTON BOISSIER.