Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/570

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

resté le même, car ce principe était assez large pour contenir toutes les améliorations futures. Si aux écoles de grammaire on a ajouté des écoles professionnelles, si aux classes du jour on a joint les classes du soir, c’est aux frères de la doctrine chrétienne qu’on le doit. Il est superflu de chicaner sur ce point ; d’autres sont venus avec des idées différentes, des exclusions peu justifiées et des ambitions plus ardentes, mais les initiateurs par excellence ont été J. -B. de La Salle et ses disciples.

Non seulement de La Salle fut un initiateur, mais il fut un réformateur ; j’oserai même dire qu’il fut un révolutionnaire, au sens excellent du mot. En effet, si c’est être révolutionnaire que de se mettre en contradiction avec les préjugés de son temps et de combattre la fausseté, le péril d’une opinion préconçue, il fut révolutionnaire et le fut avec énergie. Dans le monde du gouvernement, dans les classes privilégiées ou riches de la société, la maxime du cardinal de Richelieu faisait foi : les peuples doivent être tenus dans l’ignorance pour être plus faciles à gouverner. C’était là le pivot fondamental autour duquel se mouvait ce que nous appellerions actuellement la politique intérieure. J. -B. de La Salle était mal venu de lutter contre les principes des hommes d’état et de s’attaquer à une théorie qui avait force de loi. Aussi fut-il repoussé, honni, presque persécuté ; il lui fallut une indomptable vaillance pour triompher, et il ne triompha que parce qu’il se sentait soutenu par le peuple des humbles qui le suivait pour aller à la lumière. C’est en 1679 qu’il ouvrit à Reims la première école qui devait servir de modèle à tant d’autres. Ce que l’on en pensa, on peut le deviner en lisant ce qu’un siècle plus tard écrivaient des hommes éminens, ceux-là mêmes qui ont réuni les matériaux dont a été construit le monument des libertés modernes. Écoutez Voltaire : « Au peuple sot et barbare, il faut, comme au bœuf, un joug, un aiguillon et du foin. — Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs. Envoyez-moi surtout des frères ignorantins pour conduire mes charrues ou pour les atteler. » — Écoutez J.-J. Rousseau : « N’instruisez pas l’enfant du laboureur, il ne mérite pas d’être instruit. » — Écoutez René de Caradeuc de la Charolais, qui était procureur général au parlement de Bretagne : « Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus que ses occupations. Les frères de la doctrine chrétienne sont venus pour achever de tout perdre. Ils apprennent à lire et à écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner et à manier le rabot et la lime[1]. »

  1. Cité par Mgr l’évêque d’Autun, de l’Académie française, dans le Bienheureux J.-B. de la Salle, p. 77 et 78.