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On n’a de bons élèves qu’à la condition d’avoir de bons maîtres : ceci est une vérité élémentaire qui est un lieu-commun ; maison la met si rarement en pratique que l’on ne saurait la répéter trop souvent. Cette vérité, J.-B. de La Salle ne l’ignorait pas ; il a su la méditer, en faire jaillir toutes les conséquences, et il se résolut alors à fonder l’institut des écoles chrétiennes. Ce fut à Rouen qu’il parvint d’abord à l’installer, non sans peine. Là il réunit ses futurs maîtres d’école, il leur enseigne à enseigner, il leur interdit d’être prêtres, mais il leur impose les vœux d’obéissance, de pauvreté, de chasteté, vœux qui ne sont point perpétuels et que l’on est libre de renouveler ou de renoncer tous les dix ans ; ses disciples doivent être frères entre eux et se consacrer exclusivement à l’enseignement gratuit et primaire. C’est tout ; mais si l’on songe à l’épaisseur d’ignorance qu’il fallait traverser alors pour arriver, d’une manière efficace, jusqu’à l’entendement des classes ouvrières et agricoles, on trouvera que la tâche était d’élite et exigeait, pour être accomplie, une rare persistance d’abnégation. Le préjugé contre lequel ces hommes de bon vouloir eurent à lutter a-t-il complètement disparu de nos mœurs ? Je n’oserais l’affirmer.

Rien ici-bas ne se fait sans argent : J.-B. de La Salle put s’en apercevoir ; l’institut pédagogique et les écoles ouvertes aux fils de la charrue et de l’outil exigeaient de lourdes dépenses ; il pourvut à tout, car, par bonheur pour les pauvres, il était riche. Sa fortune, héritée de ses parens, s’élevait à une quarantaine de mille livres de rentes, somme considérable pour l’époque qui représenterait aujourd’hui plus de 200,000 francs. Les sacrifices ne lui furent pas épargnes et il les accepta de bon cœur, les trouvant de mince importance en comparaison de l’espoir de réussir. A cet égard on peut croire que, lorsqu’il mourut en 1719, il avait l’âme sereine, car il savait déjà, par les résultats obtenus, qu’il avait semé le bon grain. Une école établie à Rome et vingt-cinq écoles fonctionnant en France lui prouvaient que son œuvre était viable et qu’elle surmonterait les obstacles. Six ans après sa mort, en 1725, la règle qu’il avait donnée à ses disciples était approuvée par une bulle spéciale de Benoît XIII. Les écoles se multiplièrent ; ni la raillerie des philosophes, ni la mauvaise volonté des autorités civiles ne purent en entraver le développement normal, car l’idée était juste et finissait par pénétrer les esprits récalcitrans. Pendant la période aiguë de la révolution française, l’institut fut fermé, les écoles furent closes, les frères se dispersèrent et l’on put croire que l’œuvre de J.-B. de La Salle s’était écroulée pour toujours. Le consulat la reconstitua dès 1803, et, en 1805, l’empire autorisait les frères de la Doctrine chrétienne à reprendre