Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/638

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de fabricans de faux assignats et qu’il serait fâcheux de favoriser des brigands au détriment de citoyens qui n’étaient que prévenus d’incivisme. Quelqu’un lui demandant l’ouverture du jardin du Luxembourg pour respirer le bon air : « Patience, fit-il, on établit de belles maisons d’arrêt à Picpus, à Port-Libre et ailleurs, où il y a de beaux jardins ; ceux qui auront le bonheur d’y aller pourront se promener tout à leur aise, s’ils ne sont pas guillotinés auparavant. » Un autre se plaint de sa détention, son écrou portait : « Suspecté d’être suspect d’incivisme ! » (L’ombre d’une ombre ! ) « J’aimerais mieux, hurle-t-il, être accusé d’avoir volé quatre chevaux, même d’avoir assassiné sur le grand chemin, que d’être ainsi suspecté. » Un jour de belle humeur, il dit aux artistes du Théâtre-Français qu’il leur enverrait un fermier-général pour les nourrir. Il avait amené de Crosne dans une chambre occupée par des sans-culottes. « Tiens, mon fils, recommande-t-il, voilà les hommes de ma section : il faut que tu en aies soin ; entends-tu bien ? — Oui, citoyen. — Assieds-toi là ? — Oui, citoyen. » Alors lui passant la main sur la joue : « Ah ça ! tu paieras le fricot, entends-tu bien ? — Oui, citoyen. — La chambre, les frais, le vin ? — Oui, citoyen. — Tu as de la fortune, ils n’en ont pas, c’est à toi à payer ; entends-tu ? — Oui, citoyen. — N’y manque pas. — Non, citoyen. — Et tu leur donneras le gigot à l’ail, les pommes de terre et la salade ? — Oui, citoyen. » Après ce dialogue, il quitta de Crosne en lui donnant un petit soufflet protecteur sur la joue. On s’amusait de ces bêtises et de beaucoup d’autres. Henri Heine, dans un de ses poèmes, parle de ces chiens d’Aix-la-Chapelle qui s’ennuient tellement qu’ils ont l’air d’implorer de l’étranger un coup de pied pour les distraire un peu : ainsi la visite de Marino ou de Wiltcheritz égayait parfois les détenus, fût-ce au prix de quelque brutalité. Détail assez plaisant : les nobles estimaient leur fortune réciproque par le nombre de sans-culottes qu’ils nourrissaient, comme jadis ils faisaient dans le monde, par le nombre de leurs chevaux et laquais.

Il fallait compter avec un autre fléau : la détestable engeance des délateurs ; elle pullulait dans les cachots de cette Terreur qui semblait s’appliquer à emprunter, en les perfectionnant, leurs instrumens les plus odieux à tous les systèmes de tyrannie. Observer, dénaturer les actions, chercher des projets de complot dans les regards, jusqu’au fond des pensées, puis former des listes qu’on remettait aux comités de gouvernement, voilà quel fut le métier de ces moutons, métier auquel beaucoup se résignaient pour avoir la vie sauve. Ce sont leurs faux témoignages qui permettent à Fouquier-Tinville d’échafauder la fantastique conspiration des prisons.