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… La lugubre cloche m’invite,
Moi cent neuvième, à ce festin ;
Malgré moi je finis bien vite :
Adieu ! je vais… mourir de faim !


Toutes les relations de l’époque signalent la cupidité des fournisseurs de banquets civiques : l’un d’eux friponne tant et tant qu’on finit par l’arrêter ; il ne craignait pas de vendre trente sous soixante-douze haricots. Le municipal Vassot assiste souvent à ces agapes, et toujours il adressait la même question : « Eh bien, citoyens, comment ça va-t-il ! L’appétit est-elle bonne ? — Oui, citoyen municipal, mais la soupe, il est mauvais. — Ah ! dame ! c’est que faut pas être nacheux, voyez-vous ; il y a encore diablement de patriotes qui voudraient en avoir leur soûl. » Quand la cloche sonnait, écrit Mme de Duras, nous arrivions avec des paniers (comme à l’école) où étaient nos couverts, gobelets, etc. Souvent, le dîner d’avant n’était pas fini, on attendait sur ses jambes, bien longtemps, en groupes, dans le salon qui précède la galerie. Nous mangions de la soupe où il n’y avait que de l’eau, des lentilles que les chevaux mangent habituellement, du foin en épinards, des pommes de terre germées et un ragoût excessivement dégoûtant appelé ratatouille… On sortait de table ayant faim… » À Chantilly, le commissaire Perdrix composa un chant patriotique pour la circonstance : La liberté veut, pour l’égalité, qu’ils mangent à la gamelle. Il miaulait sans cesse ce refrain.

Quelques concierges ajoutent à leur métier celui de traiteur, et les gens avisés s’efforcent de prendre place à leur table, parce qu’on se trouvait alors à portée pour gagner leur protection en souriant à leurs propos, en les comblant de prévenances, parce qu’on avait ou croyait avoir plus de chances d’échapper à l’appel fatidique. « Qui gagne du temps gagne souvent la vie : » ce proverbe de la sagesse des nations trouva mainte application pendant la Terreur.

Après la loi du 22 prairial, c’est une espèce de miracle qu’un détenu riche ou noble sortant de prison acquitté ; c’est presque aussi un miracle de quitter guéri une infirmerie de prison. Celle de la Conciergerie semblait un véritable charnier[1] : une sorte de boyau de vingt-cinq pieds de large sur cent de long, fermé aux extrémités par des grilles de fer, à peine éclairé par deux fenêtres en abat-jour, très étroites, les lieux d’aisances placés au milieu même de cette salle, dégageant un tourbillon de méphitisme et de corruption, quarante à cinquante grabats, et dans chacun deux ou trois

  1. Mémoires de Beugnot, t. Ier, p. 167 et suivantes.