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à une rupture immédiate, le comte crut pouvoir abandonner deux des points qu’on lui avait recommandé d’obtenir, il n’y en eut qu’un, le ravitaillement limité d’Alexandrie, sur lequel (connaissant le prix que son oncle, le ministre de la guerre français, y avait mis) il persista à ne pas céder. Bogino, de son côté, tint ferme sur la négative, et en se levant, il déclara que, tous les délais prévus étant expirés, un corps de troupes piémontaises était prêt à se mettre en marche pour aller porter secours à Alexandrie, que l’ordre de départ avait même été retardé d’un jour pour laisser au plénipotentiaire français le temps de se décider, mais que, si le lendemain, 5 mars, à l’aube du jour, on n’avait rien fait dire de nouveau à Turin, la marche serait commencée et ne pourrait plus être arrêtée[1].

C’était bien là, en effet, le mot de l’énigme. Pendant le mois que le cabinet de Turin s’était réservé, je l’ai dit, pour délibérer tout à son aise, la cause de l’alliance française n’avait pas cessé de perdre du terrain dans le conseil et dans l’esprit même de Charles-Emmanuel. C’était l’effet naturel de l’hésitation de l’Espagne et des dissentimens intérieurs de la famille royale comme du ministère de France, dont des agens bien informés ne laissaient rien ignorer à Turin. Marie-Thérèse, au contraire, prenait son parti avec sa résolution et sa perspicacité accoutumées. Avertie par le bruit public, elle connaissait assez le caractère de son volage allié pour ne pas douter de la défection dont elle était menacée ; elle ne prêtait naturellement aucune foi aux dénégations obstinées qu’opposait, à toutes les questions qui lui étaient posées, le ministre sarde à Vienne. L’embarras seul de cet agent, trop visible dans son attitude, était un indice auquel on ne pouvait se méprendre. Mais, d’autre part, la mission même du duc d’Huescar indiquait assez clairement que la nouvelle alliance, bien que sérieusement mise sur le tapis, n’était pas chose faite, puisque l’Espagne discutait sur les conditions de son adhésion. Dès lors, la seule manière de prévenir le mal, s’il en était temps encore, c’était, non de se livrer contre Charles-Emmanuel à des récriminations blessantes, mais de lui rendre le courage d’opérer en silence un nouveau changement de front. La peur avait dû dicter sa trahison, c’est en le rassurant qu’on pouvait l’empêcher de la consommer. Aussi, sans se mettre trop en>peine de savoir quel accueil ses

  1. Carutti : Histoire de Charles-Emmanuel, t. II, p. 314, 315 ; — Champeaux, à d’Argenson, 5 mars ; — le comte de Maillebois à d’Argenson, 6 mars 1746. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères. — (Voir toute la correspondance échangée entre Gorzegue et le comte de Maillebois les 2, 3, 4 et 5 mars. — Rendu, p. 168. 174.)