Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/788

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moment de satisfaction. Puisque le traité de Fontainebleau, y était-il dit, ne pouvait recevoir son entier accomplissement sans prolonger indéfiniment les maux de la guerre, Leurs Majestés catholiques renonçaient généreusement à réclamer la complète exécution des promesses qui leur étaient faites. Seulement (et c’est ici que Noailles dut commencer à froncer le sourcil), ce traité n’en restait pas moins, à leurs yeux, un pacte solennel de famille, et la bonne foi exigeait qu’on leur procurât une compensation proportionnée à leur sacrifice. La Lombardie, qui leur était assurée, leur échappait ; mais le Piémont, auquel, après sa perfidie, aucun ménagement n’était dû, ne pouvait-il pas fournir un équivalent ? En conséquence, une ligne de démarcation était tirée sur la carte, ajoutant aux deux duchés de Parme et de Plaisance un vaste territoire situé sur les deux rives du Pô, dans lequel étaient compris Alexandrie, Novare, Valence et Casal, c’est-à-dire plus du tiers du patrimoine héréditaire des ducs de Savoie. Une fois en si beau train, pourquoi ne pas demander aussi Turin ? C’était sans doute parce que cette capitale, ainsi privée de toutes ses lignes de défense et ouverte à toutes les attaques, devenait une place absolument sans importance.

Jamais ironie ne fut plus sanglante. La veille, Elisabeth s’était vue contrainte par la France à mettre sa main dans celle du roi de Sardaigne ; aujourd’hui elle voulait à son tour forcer la France à porter à ce même prince le poignard dans le cœur, en lui enlevant la moitié de ses états. C’était un véritable trait de vengeance féminine, et Noailles ne put manquer d’en ressentir amèrement la malice. Mais, résolu à tout supporter, il fit mine de prendre au sérieux une proposition dérisoire ; et, comme si le ridicule n’eût pas suffi pour en faire justice, il se donna la peine d’en démontrer gravement l’impossibilité dans un nouveau mémoire rédigé ad hoc. Cette fois, sa pièce d’écriture n’obtint pas un instant d’examen, elle lui fut renvoyée avec cette simple note : « Leurs Majestés catholiques, connaissant les bonnes intentions de M. le maréchal de Noailles, tiennent grand compte de son expérience et de son zèle. Elles verront toujours avec plaisir ce qu’il leur représente ou propose ; et, pour ce motif, elles ont vu sans déplaisir les observations de son mémoire sur l’établissement de l’infant. Mais Leurs Majestés ne croient pas opportun d’entrer dans des explications plus détaillées, parce qu’il ne s’agit pas actuellement de traiter avec les ennemis, et qu’elles doivent supposer qu’il n’y a pas de négociation pendante, puisqu’on ne leur en a pas fait part[1]. »

  1. Mémoire de Noailles au roi d’Espagne, 7 mai. — Mémoire fait en réponse au roi d’Espagne, 13 mai. — Second Mémoire de Noailles, 24 mai 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)