Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était sur Asti, en effet, que Lentrum et sa petite troupe s’étaient portés, comme sur le point qui commandait la route directe d’Alexandrie. Montal, réduit à ses propres forces, était-il en état de leur tenir tête ? C’est une question qui a été fort disputée entre lui et ses supérieurs, et peu s’en est fallu que la solution en ait été remise à un conseil de guerre. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’essaya seulement pas de résister. Ne comprenant rien à ce qui se passait et perdant complètement la tête, après quelques coups de canon échangés, il se décida à députer un parlementaire à Leutrum : « Que se passe-t-il donc, dit cet envoyé, et que faites-vous ? Tout le monde sait que la paix est faite avec votre maître, et vous nous attaquez sans prévenir. » « — Je ne sais rien de tout cela, répondit brusquement Leutrum, le roi m’a ordonné de prendre Asti : Je fais ce qu’on m’a dit de faire. »

Plus surpris et plus démoralisé que jamais, ne pouvant faire accorder les avis de Maillebois et le spectacle qu’il avait sous les yeux, Montal se laissa parler de capitulation. Il aurait voulu obtenir la sortie avec les honneurs de la guerre, et la faculté de se retirer sous Alexandrie. De la sorte rien n’eût été compromis, et il aurait pu aller demander à Maillebois l’explication de ce mystère. Mais Leutrum, sentant son avantage, déclara que toute la garnison était déjà en fait prisonnière de guerre et qu’il ne la laisserait pas échapper. Il lui fallait la soumission complète, ou dans deux heures il donnait l’assaut. Au bout de deux heures, Montal ne demandait plus pour sa troupe que la faculté de conserver ses bagages. « Je n’ai jamais fait la guerre aux bagages, » dit dédaigneusement Leutrum, et il fit sans peine cette injurieuse concession. La capitulation fut signée dans ces tristes termes. Onze bataillons français déposèrent leurs armes et durent être emmenés en captivité. La route d’Alexandrie était ouverte[1].

Aucun fait, dit l’historien piémontais dont je transcris le récit, plus honteux n’est inscrit dans l’histoire militaire de la France. L’assertion n’est peut-être pas trop sévère : mais il reste à savoir

  1. J’ai suivi dans le récit de ce véritable guet-apens celui de l’historien piémontais Carutti lui-même. Il est vrai que Carutti ne parle pas de la promesse faite à Charles-Emmanuel par d’Argenson et de l’immobilité ainsi imposée au maréchal de Maillebois. Il est difficile pourtant de croire que le fait n’ait laissé aucune trace dans les archives de Turin. En tout cas, le billet de d’Argenson à Maillebois est inséré à peu près textuellement dans son Journal où il aurait été facile de le trouver.