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jaloux ; car elle n’en a souci, n’ayant cure que de soi-même. Ce que veut la presse, c’est exister et persister et se développer et être puissante, et rien de plus. Elle ne se sent nullement solidaire des autres libertés, et elle a raison ; car elle ne l’est pas. Au contraire, elle se sent plus considérable, et elle l’est, quand le parlement est paralysé et la magistrature asservie ; car alors l’opinion, dont elle vit, est toute avec elle. Elle a donc un caractère tout égoïste, peu généreux, et volontiers assez malfaisant, qui ne vaut pas qu’on ait pour elle une vénération singulière. Mais remarquez qu’elle est, de sa nature, un peu plus que les autres libertés, une liberté populaire. Ces petites libertés populaires et droits « domestiques » d’autrefois, qui n’existent plus, c’est elle qui les remplace, à peu près. Il sera toujours facile, relativement, à n’importe qui, de faire connaître sa plainte et de produire sa réclamation par le journal. De ce fait « la souveraineté » est bornée ; car la vraie souveraineté est faite surtout du silence des gouvernés. Ce qu’on reproche à la presse, et ce dont elle se vante, c’est d’être un u troisième » ou un « quatrième pouvoir. » C’est pour cela qu’il faut qu’elle soit. Ce sont des pouvoirs qu’il faut élever, ou dont il faut permettre la formation autour du Pouvoir proprement dit. Ce qu’il faut, c’est qu’il ne soit pas seul, c’est qu’il n’absorbe pas la somme totale des forces sociales. La presse est un des pouvoirs limitateurs ; et celui-ci a pour lui qu’il est, sinon aux mains, du moins à la disposition des petits. C’est leur arme ; mettons que ce soit leur consolation. Il est d’hygiène sociale qu’ils en aient ou qu’ils croient en avoir une.

Et cette liberté deviendra un privilège ! — Sans aucun doute. Toute chose qui est liberté en théorie devient privilège en pratique. La presse, à le bien prendre, sera un pouvoir aux mains de certaines gens, dont ne profitera guère et dont pâtira plutôt le particulier (sur quoi il faudra même prendre certaines précautions). Mais encore c’est une liberté en ce sens que c’est un pouvoir limitateur de la souveraineté. Pourquoi s’intéresser à celui-là plutôt qu’à un autre ? Parce que nous n’avons plus beaucoup de choix. Ces pouvoirs limitateurs que Montesquieu appelait « pouvoirs intermédiaires, » et qui étaient si nombreux dans l’ancienne France, encore que, sur la fin, languissans, ils sont très peu nombreux aujourd’hui. Le nivellement s’est fait ; le rouleau a passé. Je cherche les barrières à opposer à l’absolutisme. Je trouve celle-ci. Elle n’est pas sans inconvénient. Elle a des avantages. Tout compte fait, je la garde.

La liberté des cultes est un pouvoir limitateur, et, elle seule, a ce caractère de ne pouvoir aucunement devenir un privilège. Elle est exceptionnelle à cet égard. C’est un pouvoir limitateur qui n’a