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droit qui appartient à quelqu’un et qui limite le droit de l’État ; c’est-à-dire (sous peine de n’être qu’un droit théorique, à savoir un mot) une quantité de pouvoir donné à quelqu’un ; c’est-à-dire un privilège. Oui, la magistrature inamovible, c’est un privilège, c’est le privilège, singulier au premier abord, d’être salarié de l’État sans être un fonctionnaire du gouvernement, et d’être payé sans être tenu d’être obéissant. C’est un privilège ; mais entendez bien que la liberté générale ne sera constituée que par l’établissement d’un certain nombre de privilèges raisonnables. Privilèges établis par le temps et constituant une certaine somme de libertés, c’était l’ancien régime ; privilèges, au défaut des anciens, établis par la raison, c’est le régime nouveau. « L’esprit moderne » doit trouver sa satisfaction à ceci qu’au moins ce ne sont pas les mêmes.

Enfin, le gouvernement parlementaire est la plus grande garantie de liberté et le plus puissant pouvoir limitateur, et aussi le plus considérable « privilège » des temps nouveaux. A la rigueur, comme garantie de liberté, il suffirait. Un peuple libre est un peuple qui ne paie que l’impôt qu’il vote. Un peuple libre est un peuple qui a un conseil d’administration des finances. Cela constitue, à la vérité, une manière de liberté un peu grossière, pour ainsi parler, et brutale et violente, le peuple n’ayant qu’un moyen, et qu’un moyen formidable de « limiter » et de réduire son gouvernement, pour répondre aux mille petits moyens d’oppression continuelle dont le gouvernement dispose. Quand il n’a que cette liberté-là, il ne peut, s’il est mal administré, que refuser l’impôt ; s’il est mal jugé, que refuser l’impôt ; s’il est engagé dans une mauvaise voie diplomatique, que refuser l’impôt ; si ses réverbères sont mal allumés par « les délégués de la souveraineté, » que refuser l’impôt. C’est pour cela que cette garantie de liberté a quelque chose d’élémentaire, de grossier et de violent. Ce n’est guère qu’une organisation pacifique de l’insurrection. Mais enfin c’est une puissante et même énorme garantie qui constitue la liberté politique à elle seule, et si elle est colossale, aussi est-elle essentielle. Personne, du reste, ne songe à en attaquer le principe. Ce qu’il faut, c’est en comprendre la nature, en bien voir les limites et en conjurer les dangers.

Le gouvernement parlementaire est une liberté, c’est un pouvoir limitateur, et par conséquent c’est un privilège. Seulement, celui-ci, c’est un si grand pouvoir limitateur qu’il risque d’absorber ce qu’il limite, et c’est un si grand privilège qu’il risque de devenir une omnipotence. Ce qui est inventé pour fonder ou maintenir la liberté, cette fois peut la détruire. Le parlement a une tendance invincible à faire ce pour quoi il est le moins fait, à gouverner ;