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M. de Bismarck. Ce grand politique, qui s’accommode de tout, a commencé par être un doctrinaire du droit divin, joignant aux préjugés d’une caste ceux d’un parti, ou, comme le dit M. de Sybel, « un junker de la Marche, le plus résolu champion du clan féodal, l’ennemi le plus audacieux de toutes les tendances libérales, l’orateur qui voulait supprimer de la surface du globe toutes les grandes villes, et qui criait aux libéraux que le fier coursier Borussia désarçonnerait et enverrait rouler dans le sable tous les bourgeois endimanchés qui avaient l’insolence de vouloir le monter. » Tel il était encore quand Frédéric-Guillaume IV, reconnaissant en lui « un œuf d’où pouvait sortir un ministre, » l’envoya comme son plénipotentiaire auprès de la diète de Francfort. C’est là qu’il s’ouvrira l’esprit, qu’il s’instruira ; c’est là qu’apprenant à se défier de ses dogmes, il acquerra en peu de temps une expérience consommée et se formera dans l’art de servir la Prusse et de nuire à ses ennemis. On pourra dire de cet apprenti, qui passera bientôt maître :

Heureux celui qui, pour devenir sage,
Du mal d’autrui fait son apprentissage !

Comme on le voit par les remarquables dépêches qu’a publiées M. Poschinger, toutes ses idées changèrent. Il était disposé à s’allier avec l’Autriche contre la révolution ; quand il quitte Francfort, il est prêt à s’allier avec la révolution contre l’Autriche. Il a reconnu que ce ne sont pas les sentimens, mais les intérêts qui gouvernent ce monde et que, par une contrariété d’intérêts incompatibles, Vienne ne s’entendra jamais avec Berlin, que la politique autrichienne vise à médiatiser la monarchie de Frédéric le Grand et à la faire dépendre d’un collège de 17 délégués fédéraux dont elle dispose, que c’est là le mal qui ronge la Prusse et qu’il faudra guérir tôt ou tard ferro et igne, qu’elle doit se préparer à cette guerre en entretenant de bonnes relations avec la Russie et avec la France, et en évitant, toute querelle oiseuse, sous peine de gaspiller sa poudre. Il a son programme ; mettez-le à la tête des affaires, il l’exécutera. Comment s’y prendra-t-il ? Les circonstances en décideront ; selon les cas, il saura modifier sa méthode, varier ses procédés. Fixité immuable dans le but, liberté infinie dans le choix des moyens, tels sont les traits distinctifs de sa politique aussi souple que tenace.

M. de Sybel compare le court et rapide apprentissage de M. de Bismarck à celui d’un jeune poisson apprenant à nager, et il s’étonne de la précocité de son génie. Ce qui me frappe davantage, c’est la précocité de son caractère. Son puissant esprit a subi plus d’une transformation ; sa constitution morale a toujours été la même. De bonne heure, il a senti se remuer en lui des forces mystérieuses, une de ces indomptables volontés qui s’imposent au monde. « Ce jeune homme est bien