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d’enrôler et d’attacher à sa suite une troupe de comédiens devant dresser son théâtre et donner des représentations dès que l’on camperait quelque part. Pour réaliser ce dessein original, il eut le bonheur de mettre la main sur une troupe d’opéra-comique qui venait d’avoir à Paris un succès de vogue, et dont le directeur, Favart, était lui-même auteur de plusieurs pièces goûtées du public. Les boulions italiens, ayant le privilège de faire rire les Parisiens, s’étaient plaints de la concurrence, et Favart venait de se voir interdire le droit de divertir la capitale. Maurice, toujours au courant de ce qui se passait dans les coulisses, lui offrit de venir chercher à l’armée un asile dont personne ne songerait à le faire partir. Les mécontens, les malicieux ne manquèrent pas de plaisanter sur le soin qu’il mettait à se procurer, même en campagne, le genre de plaisirs qu’il avait le plus goûté dès sa jeunesse, avec les distractions moins innocentes qu’il n’avait jamais manqué d’y joindre. Les railleries surtout allèrent leur train quand on vit arriver Favart avec sa compagnie ambulante, y compris une jolie petite actrice connue sur les planches sous le nom de la Chantilly, qu’il venait d’épouser et dont il semblait fort épris. On ne se fit pas faute de remarquer que le maréchal parut tout de suite s’occuper de la femme tout autant que du mari. Je suis loin de me porter garant d’une pureté d’intention que la suite de ses relations avec le ménage Favart permet assurément de mettre en doute. Mais je n’en suis pas moins porté à croire que la pensée de faire prendre patience à une jeune noblesse indocile, pendant les longues journées d’attente auxquelles il devait la condamner, ne fut point étrangère à une idée jusque-là sans exemple. Tout n’était pas de sa part mensonge et vain prétexte quand il écrivait à Favart ces mots dont le comédien auteur pouvait encore bien longtemps après, et malgré tous les déboires qu’il avait dû essuyer, s’enorgueillir complaisamment dans ses mémoires. — « Je vous ai choisi de préférence pour vous donner le privilège exclusif de la comédie. Je suis persuadé que vous ferez tous vos efforts pour la rendre florissante. Mais ne croyez pas que je la regarde comme un simple objet de divertissement : elle entre dans mes vues politiques et dans le plan de mes opérations militaires[1]. »

Fier de cette confidence et un peu gonflé de son importance, Favart fit assez de diligence pour que son théâtre fût monté et pût donner sa première représentation à Bruxelles, le jour même où Maurice y vint reprendre son commandement. Le maréchal ne manqua pas de venir prendre place parmi les spectateurs et au

  1. Mémoires de Favart, t. III, p. 22.