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neuves, brillantes, séduisantes, tant de souvenirs, tant de citations et d’exemples, car le livre si peu exact de science et d’érudition n’en prouve pas moins de vastes lectures, comment enfin un livre si riche eût-il pu être ainsi artificiellement improvisé, s’il n’eût pas déjà préexisté dans l’imagination de l’auteur ?

On raconte que J.-J. Rousseau, voulant traiter pour l’académie de Dijon le sujet de l’influence des lettres et des arts sur les mœurs, alla voir Diderot au château de Vincennes où celui-ci était passagèrement enfermé, et lui annonça son projet : « Eh bien ! lui dit celui-ci, quel parti prendrez-vous ? — Le parti des lettres évidemment, dit Rousseau. — Mais c’est le pont aux ânes, reprit Diderot ; si vous voulez réussir, c’est le contraire qu’il faut soutenir. » Rousseau le crut et fit son célèbre paradoxe. Marmontel qui raconte cette anecdote veut évidemment nous faire entendre par là que l’opinion de Rousseau a été tout à fait accidentelle et fortuite, et que son écrit est une œuvre de rhétorique sans sincérité. Je ne comprends pas l’anecdote ainsi. Que J.-J. Rousseau, écolier littéraire, n’ait pas eu d’abord d’autre pensée que la pensée de tout le monde, cela n’a rien d’étonnant. On n’est pas du premier coup un révolutionnaire éloquent ; Proudhon lui-même a commencé par l’apologie du dimanche. Mais qu’un mot vous soit dit, une chiquenaude, dirait Pascal, l’homme de génie prend tout à coup conscience de lui-même. Tout un monde confus de sentimens, d’idées, de plaintes, de colères, qui bouillonnait au dedans de lui et était caché au fond de sa conscience, éclate tout à coup et vient à la surface. Le génie du paradoxe, c’est-à-dire de la misanthropie, s’éveille. La guerre à la civilisation, qui sera son œuvre, sa vocation, sa muse, lui souffle son premier écrit. Excès de la littérature, excès du luxe et des richesses, excès des théâtres, excès de l’éducation pédantesque, excès de la sophistique philosophique, en un mot, excès et abus de la civilisation, il voit tout cela d’un seul coup ; et de là naîtront l’un après l’autre tous ses ouvrages. Ainsi, dans Rousseau, l’homme artificiel était précisément celui qui voulait tout d’abord soutenir l’opinion convenue ; l’homme vrai était celui qu’une boutade de Diderot révélait à lui-même en lui montrant une voie inattendue.

Je ne veux pas comparer à cette boutade la noble et touchante circonstance qui opéra chez Chateaubriand un revirement semblable ; et d’un autre côté on ne sait trop chez Chateaubriand quel est l’homme artificiel et quel est l’homme vrai. Ce qui est certain, c’est qu’en lui l’incrédule, le libre penseur était l’homme du siècle précédent, l’homme d’une société épuisée et engloutie. Le chrétien, au contraire, était l’homme nouveau, rajeuni, ouvrant à