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d’admirer cette partie de l’ouvrage « riche, dit Sainte-Beuve, de beautés fines et de nuances exquises. C’est de la grande critique littéraire. »

La poétique de Chateaubriand se compose de cinq livres : les épopées ; les caractères ; les passions ; le merveilleux ; la Bible et Homère. Pour les épopées, Chateaubriand avait à sa disposition quatre poèmes à comparer à l’antiquité : la Divine comédie, la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu et la Messiade. Il ne dit presque rien de Dante, qu’il connaissait peu et qui n’était guère apprécié au XVIIIe siècle. C’était bien cependant le fond de son sujet : c’était une création essentiellement chrétienne et dont toute l’originalité est dans le christianisme. Ainsi, une pièce importante du procès fait presque entièrement défaut. Pour ce qui est de la Jérusalem délivrée, l’analyse que l’auteur en donne prouve bien qu’il peut y avoir dans les événemens modernes où le christianisme a sa part un sujet épique ; mais la preuve ne va pas beaucoup plus loin : il y a sans doute dans la Jérusalem délivrée des beautés qui viennent de l’esprit chrétien ; mais au fond c’est un poème guerrier où le profane domine. Chateaubriand fait remarquer lui-même que le Tasse s’est très peu servi de la source de poésie qu’il avait à sa disposition, à savoir la Terre-Sainte, Jérusalem, le Tombeau du Christ, le Calvaire. Ce poème laisse donc encore en suspens la question de savoir si la religion chrétienne peut engendrer une autre grande poésie que celle des anciens. Quant au Paradis perdu et à la Messiade, Chateaubriand soutient une opinion étrange, qui, si elle était vraie, restreindrait beaucoup l’intérêt de sa thèse : c’est que le christianisme « doit être employé, dit-il, non comme sujet, mais comme machine. » Le défaut de ces deux poèmes, suivant lui, c’est qu’ils ont pris pour objets le dogme, le mystère même, de sorte que la poésie paraît toujours inférieure au sujet. Chateaubriand semble ici, dans une certaine mesure, donner raison à Boileau. Qu’entend-il d’ailleurs par le christianisme machine ? c’est le merveilleux chrétien, c’est-à-dire l’emploi des anges et des démons : mais ce n’est là qu’une mythologie d’un autre genre, plus froide et beaucoup moins variée que l’autre. L’emploi que lui-même a fait de cette nouvelle mythologie dans les Martyrs n’a pas beaucoup prouvé en faveur de sa thèse. Il est certain pour nous que, si le christianisme est poétique, c’est beaucoup plus par son fond et par ses beautés morales que par ses machines.

Chateaubriand fait une belle analyse du Paradis perdu. Il remarque ce trait original que Milton est le soûl poète épique qui ait commencé son poème par le malheur du principal personnage. Il signale les beautés neuves du poème : la peinture des premières pensées de l’homme dans l’âme d’Adam ; la peinture du caractère