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qu’il emporte est celui de sa cousine Bertha partant pour le bal avec l’enthousiasme d’une échappée de pension, le sentiment d’être parfaitement heureuse et l’innocente certitude de devoir l’être toujours. Sa robe blanche l’environne d’un nuage, ses yeux brillent comme des étoiles, et elle tient à la main un bouquet de roses et d’héliotrope, son bouquet de débutante, que Philip a tenu à lui offrir. Philip gardera cette image adorable gravée au plus profond de son cœur. Pendant les jours qu’il vient de passer auprès de Bertha, chez son père, le professeur Herrick, un entomologiste bien connu dans tous les cercles scientifiques, il est devenu passionnément amoureux, mais sa timidité n’en a laissé rien voir et il a manqué l’occasion de se déclarer. Comment l’eût-il osé n’étant rien encore qu’un grand garçon assez gauche et un peu taciturne, voué à l’existence plus que sérieuse d’un camp de la frontière, au milieu d’Indiens hostiles ? Ce n’est pas le moment, s’est-il dit. Et quand il a enfin jugé le moment venu, tout à coup une lettre lui a été remise, l’empêchant d’envoyer celle qu’il venait d’écrire avec un grand battement de cœur. Bertha est mariée. Il déchire sa demande, dont jamais la jeune femme n’aura connaissance, et malheureux, mais ferme, se résigne à vivre uniquement pour le devoir. Depuis lors il entend quelquefois parler de celle qu’à présent l’on nomme Mrs Amory.

Avant son mariage elle était déjà une petite personne brillante, spirituelle, bien au-dessus de la plupart des femmes de son entourage, on lui avait déjà établi une réputation mondaine ; cette réputation n’a fait que grandir. Bertha est merveilleusement sympathique, dans le sens italien du mot ; c’est chez elle une amabilité, une Grace native, sans l’ombre de préparation ni de calcul ; elle enchaîne tous les cœurs, parce qu’elle ne peut pas faire autrement ; tel est le jugement de ceux qui l’aiment ; les autres la trouvent très forte, et lui décernent à l’unanimité cette épithète de élever qui revient si souvent dans la langue anglaise pour qualifier, sans beaucoup de nuances ni de discernement, tous les genres de supériorité intellectuelle. Un long temps se passe avant que Tredennis ne retourne à Washington ; il y arrive avec l’administration, au milieu des fêtes et des rues pavoisées. Aucun homme de son âge n’a eu un avancement aussi rapide, aucun n’est plus généralement estimé. Sa première visite est pour le professeur Herrick ; on croirait que ce dernier n’a pas bougé depuis huit années ; Philip le retrouve en robe de chambre, assis devant sa table, armé d’une épingle et empalant un coléoptère. Aussitôt les deux hommes se remettent à causer de Bertha comme s’ils ne faisaient que reprendre une conversation accoutumée. Le professeur est très vivement intéressé par sa fille ; il l’a étudiée ni plus ni moins