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qu’une forme de la droiture ; l’autre plaisantait d’une façon qui eût indigné Pascal, il y avait de l’équivoque dans sa dialectique, et, luttant contre des fourbes, il ne s’interdisait pas de les battre avec leurs propres armes. Pascal n’avait d’intérêt personnel dans le débat qu’un attachement passionné pour ses croyances, il était l’homme d’un parti ; mais, outre qu’un parti est plus qu’un homme, le sien croyait confondre dans sa cause les plus chers intérêts de l’humanité. Beaumarchais ne défendait que lui-même, et, au fond, de quoi s’agissait-il dans son procès ? De quelques louis offerts par un plaideur à la femme d’un magistrat, avec l’espoir secret que le magistrat en saurait gré au plaideur. Mais il manœuvra si bien que le principal de la cause n’en fut bientôt plus que l’accessoire ; dans ce misérable débat, il sut engager la dignité du premier corps judiciaire de France, et l’intérêt supérieur de tous les Français à obtenir justice.

Le seul procédé de Pascal où l’on puisse voir une tactique, ce fut de déplacer le tribunal dont ses amis étaient justiciables et de porter la cause devant tous ceux que l’on appelait alors « les honnêtes gens.. » C’est en cela, et en cela seulement, que Beaumarchais lui ressemble tout à fait. Peut-être dût-il à son illustre devancier l’idée de cette manœuvre ; peut-être aussi lui vint-elle par le seul effet d’une situation à ce point compromise que, faute de couvrir son intérêt de l’intérêt général et de le renouveler en l’élargissant, il était perdu, sans ressources : le parlement tenait à le condamner, et le public ne tenait pas encore à ce qu’il fût absous.

Il fallait d’abord rendre la cause attachante, et ce n’était pas facile. Où pouvait se prendre la curiosité dans une ennuyeuse complication de chicanes ? Beaumarchais eut l’art de transformer ses adversaires et lui-même en acteurs d’une vraie comédie et de faire désirer le dénoûment de la pièce avec passion. Sa prompte intelligence s’était vite orientée dans les obscurités de la procédure ; mais il dissimula sa science avec autant de soin que d’autres en eussent mis à l’étaler, et, abandonnant le grimoire à ses adversaires, il s’attacha de tout son pouvoir à être clair. Le public une fois alléché et retenu par son plaisir même, il lui fit comprendre que cette cause était celle de tous, car chacun a plaidé, plaide ou peut plaider un jour.

Que de surprise et de colère à mesure qu’avançait l’étonnante représentation ! On savait bien, depuis Rabelais et Racine, que magistrats et gens de loi, tantôt grotesques, tantôt sinistres, étaient souvent très dangereux ; mais, en somme, Grippeminaud comme Dandin, figures imaginaires, enlaidies à plaisir. Ici, au contraire, des personnages vivans, plus ridicules que toutes les inventions de