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l’observation sans parti-pris lui donnèrent ce qui lui manquait à ses débuts. Lorsqu’il abordera de nouveau la scène, il devra le meilleur de son succès à la reprise des moyens employés dans l’affaire Goezman.

S’il se montrait auteur dramatique par le don de créer des personnages, il ne l’était pas moins dans l’art de les faire parler. Certains passages des Mémoires sont des scènes de comédie toutes faites ; ainsi la grande confrontation avec Mme Goezman : tout le reste y converge ou en découle, et, comme dans une pièce bien conduite, cette scène explique, résume ou prépare tout ce qui précède et tout ce qui suit. Enfin, le style est déjà celui du théâtre ; il suffira de le serrer un peu et de l’émonder çà et là pour l’y approprier exactement. Car s’il ne lui reste plus rien à gagner comme éclat et souplesse, il y a excès de verve, de la pétulance, une gaîté qui s’enivre d’elle-même. On voit que l’inspiration arrive tumultueuse et que l’auteur ne se donne pas la peine de choisir dans le flux des pensées et des mots. Plusieurs pages sont, visiblement, très travaillées : ce sont les meilleures ; d’autres ont coulé de source, et le jet exubérant n’en est pas très pur. Parfois les défauts du temps apparaissent, ainsi l’emphase et la sensibilité déclamatoire. Ailleurs, c’est l’auteur lui-même qui met trop de son caractère dans son style. Il a des insolences de page incapable de tenir sa langue, des effronteries de valet comique, des bouffées de satisfaction personnelle dont la bonne humeur ne sauve pas la fatuité.

Mais il a tant d’esprit, et de tout genre ! Esprit de mots, de situation et de caractère ; esprit d’une forme toute nouvelle, reprise au point où Voltaire l’avait laissée, avec ce tour net, rapide et incisif, qui, grâce à tous deux, est devenu de plus en plus l’expression favorite de l’humeur nationale. Et cet esprit, il le prodigue avec tant d’à-propos ! Sa gaîté est si naturelle et si franche, son expression si vive, si neuve, parfois colorée d’images si pittoresques ! Un torrent de verve et d’éloquence, qui va jusqu’au lyrisme de l’esprit et de la gaîté, emporte les défauts ; on ne les trouve qu’en les cherchant ; au contraire, les qualités de premier ordre frappent et séduisent dès l’abord. Beaucoup étaient sans exemple avant lui. Sa rhétorique a des effets neufs et puissans que Démosthène ou Cicéron lui eussent enviés ; ainsi la fameuse prière, où, faisant l’énumération de ses ennemis, une même formule lui suffit pour les écraser l’un après l’autre. Quant à l’invention, il n’y en eut jamais d’aussi fertile en un sujet plus restreint. De mémoire en mémoire, la matière, toujours la même, semble renouvelée ; il y a progression d’intérêt comme d’éloquence, et le dernier est, sans contredit, le plus attachant. C’est là qu’une allusion