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incidens ne laisse pas au spectateur un moment de répit. L’éternel Figaro est là, qui presse les personnages ; seul il en prend à son aise et accapare la scène ; mais il s’y donne assez de mouvement pour paraître indispensable, lors même qu’il ne sert à rien. Car, il faut le dire, la rapidité de l’action est quelquefois un peu factice chez Beaumarchais ; il lui arrive de piétiner sur place. En ce cas, si le mouvement nous manque, nous en avons du moins l’illusion.

Par une conséquence nécessaire, l’intrigue est fortement nouée, et la curiosité, séduite par une amusante complication d’aventures, s’y intéresse pour elles-mêmes. Le spectateur se demande comment finira cet imbroglio, quelle porte secrète va s’ouvrir au bout de cette impasse. Encore un genre d’intérêt que l’ancien théâtre ne produisait que par exception. Le dénoûment importait moins que la manière d’y arriver ; et parfois la simplicité des moyens marquait de la part de l’auteur une suprême indifférence à cet égard. Avec Beaumarchais, le dénoûment devient une partie essentielle de la pièce ; tout y converge et le prépare ; on compte sur lui pour faire oublier les invraisemblances de l’action, s’il y en a. Petite habileté, mais fort utile, puisque la dernière impression au théâtre est celle qui décide du succès.

Une telle esthétique ne saurait négliger les moyens matériels ; aussi Beaumarchais est-il un metteur en scène très soigneux. Il prévoit et règle tout : entrée et sortie des personnages, position et mouvemens sur le théâtre. Diderot lui avait donné l’exemple de cette sorte d’indications ; il y joint la description détaillée des costumes et des décors. Enfin, il parle aux yeux et met dans chaque acte un tableau pittoresque : la sérénade sous le balcon de Rosine, le déguisement du comte en cavalier, l’orage du dernier acte et l’entrée par escalade du comte et de Figaro, en longs manteaux ruisselans de pluie. Avec cela, une profusion de jeux de scène, qui font passer sur le théâtre comme un vent de joyeuse folie.

Dernier exemple offert par Beaumarchais à nos auteurs modernes : ils peuvent lui emprunter encore d’ingénieux moyens de provoquer et de prolonger le succès. Avant la représentation, Beaumarchais entretient la curiosité publique par ses lectures dans les salons à la mode, le récit des obstacles suscités par les censeurs, l’histoire de la pièce, la distribution des rôles, les rivalités des comédiens. Le rideau tombé sur les applaudissemens du premier soir, il soutient des polémiques, écrit des lettres aux journaux et une préface à la pièce, prolonge l’agitation par tous les moyens en son pouvoir. Que n’eût-il pas fait avec une presse comme la nôtre ! Avec celle dont il disposait, ce fut un virtuose de la réclame ; on l’a peut-être égalé, on ne l’a pas surpassé.