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de la comtesse, son envolée par la fenêtre, son retour au milieu des jeunes filles, elle circule et se joue dans l’intrigue même, elle s’exhale comme un parfum subtil des paroles qu’il prononce et de celles qu’il inspire. Et cette création si poétique, où il y a de la fantaisie, du rêve, de l’idéal, n’en est pas moins vraie ; elle donne un corps à cette image fuyante et vague que le souvenir de la jeunesse évoque dans tous les cœurs ; elle fait pressentir le don Juan de Byron et le Fortunio de Musset.


VII

Et cependant, malgré l’esprit et la gaîté, la grâce et le charme de tous ces rôles, le Mariage de Figaro produit sur nous une impression mélancolique. Comment ne pas songer au sanglant épilogue que lui a donné l’histoire ? Pendant la cérémonie du quatrième acte, lorsque le cortège nuptial de Suzanne défile en habits de fête, au son de la marche des Folies d’Espagne, c’est une société près de disparaître qui déploie ses élégances dans une dernière fête. On se dit que tous ou presque tous ceux qui le composent sont promis à l’échafaud et l’on songe au tableau de Müller, l’Appel des condamnés ; on revoit, dans une salle de Saint-Lazare, ces personnages de tout sexe, de tout âge et de toute condition que le guichetier appelle et que la guillotine attend, et l’on se dit que le peintre a conclu pour l’auteur comique. Avant dix ans, le comte et la comtesse, Bartholo et Brid’oison, Basile et Double-Main, Chérubin lui-même devenu officier du roi, comparaîtront devant le tribunal révolutionnaire. A peine si deux personnages de la pièce sont à peu près sûrs d’échapper : le jardinier Antonio et Figaro. Le premier, révolté contre son maître, pillera le château d’Aguas-Frescas, puis acquerra sur ses économies un petit domaine taillé dans les terres du comte devenues biens nationaux. Quant à Figaro, il sera l’un des chefs du mouvement et pérorera les jours d’émeute dans le jardin du Palais-Royal.

Qui sait, toutefois, si, la Terreur venue, cet homme de trop d’esprit ne sera pas accusé de « modérantisme » et traité comme tel, au point d’être pour la première fois de sa vie, et, malgré son outrecuidante devise, « inférieur aux événemens ? » La Révolution, en effet, surprit et effraya Beaumarchais ; celui qui avait été si brave devant le parlement et la cour, si familier avec les ministres et le roi, dut se cacher devant la commune de Paris et fuir devant le comité de salut public. Comme bien d’autres, il s’était dit que l’on pourrait réformer sans détruire, que les abus se